Une
copie manuscrite partielle de l’œuvre du philosophe grec Horapollon, originaire
d’Alexandrie, fut découverte par le voyageur florentin Cristoforo Buondelmonti
en 1419 dans l’île d’Andros. Ce texte, en deux livres, rassemble une série
d'anaglyphes provenant de monuments égyptiens antiques et l’auteur en propose
une interprétation en langue copte qui fut ensuite traduit en grec par un
certain Philippos.
La
copie retrouvée est diffusée à Florence quelques années après, puis finalement
publiée pour la première fois par Alde Manuce à Venise en 1505 à partir d’un
manuscrit vénitien (ms Marciano greco 391), avec les Fables d'Ésope et divers
autres traités.
L’ouvrage
eut rapidement une grande popularité, notamment dans sa traduction latine du
vénitien Bernardino Trebazio (ou Trebatio), Ori Apollinis Niliaci
Hierogliphica, qui parut à Augsburg en 1515, reprise en 1518 à Bâle (chez
Joannes Frobenius), en 1519 à Paris, en 1521 à Bâle, et à Paris chez Conrad
Resch (avec le texte grec), en 1530 encore à Paris, en 1534 à Bâle, toujours
chez des éditeurs différents, puis en 1538 à Venise, et en 1542 à Lyon (chez
Sébastien Gryphius).
L’auteur du texte est bien mystérieux. Le nom même d’Horus Apollon parait être un pseudonyme plus tardif. Il aurait vécu sous le règne de Théodose II (début du Ve siècle), pour certain, sous Zénon (474-491) ou Anastase (491-518) pour d’autres, se serait converti au christianisme avant de fuir l’Egypte lors de la fermeture des lieux d’enseignement par Justinien.
Tout
aussi mystérieux est l’auteur du premier cycle de gravures publié en 1543 par
Jacques Kerver. Curieusement, il faudra attendre plus de 35 ans pour voir se
concrétiser l’idée, qui semble pourtant évidente, d’illustrer le texte par
l’image.
Une
première tentative n’avait pas abouti. En 1515, Willibald Pirkheimer, donnant
la traduction du premier livre des Hieroglyphica en latin, s’adressa à son ami
Albrecht Durer mais les dessins préparatoires n’ont pas été utilisés dans une
édition imprimée, seul l’empereur Maximilien 1er obtint un
exemplaire manuscrit, mais il est probable de ce cycle iconographique ait
circulé en Europe.
Jacques Kerver reprit l’idée de Pirkheimer et publia, en 1543, une traduction française attribuée à Jean Martin, illustrée de belles gravures à mi-page. Il s’agit de son premier livre imprimé dont il fera sa spécialité, éditant par exemple une version du Songe de Poliphile de Francesco Colonna.
Pour
les humanistes de la Renaissance les hiéroglyphes renferment un savoir
fondamental réservé aux seuls initiés, en dehors de toute contingence
linguistique. Jacques Kerver transforme une œuvre sensée élucider l’écriture
hiéroglyphique en une sorte de livre d’emblèmes où texte et image se répondent.
Le genre est apparu au début des années 1530 avec André Alciat et il aura un
succès certain pendant tout le XVIème siècle. Chaque emblème consiste en un
titre, une image, et un texte en vers ou en prose explicitant le thème.
L’interprétation des hiéroglyphes se prêtent bien à ce format mais, en
l’occurrence, les représentations figurées sont pour le moins éloignées de la
transcription de l’écriture égyptienne. Champollion n’était pas encore né !
L’édition
présentée [1] est un second tirage des
gravures publiées par Jacques Kerver, parue en 1551, pour une version bilingue
gréco-latine et le nombre de bois est légèrement inférieur à celui de l’édition
de 1543 (195 pour 197) mais avec moins de répétitions et sept gravures
entièrement refaites. Kerver sortira une troisième édition en 1553 avec encore
moins de bois.
Animaux
et personnages évoluent dans un cadre où la nature est très présente. Si
Albrecht Dürer a pu inspirer l’iconographie, il est évident que le style de ces
gravures est français. Depuis Ambroise Firmin-Didot, auteur d’une monographie
sur le peintre parisien Jean Cousin, il est d’usage de reconnaitre la touche de
cet artiste majeur de la Renaissance. C’est d’ailleurs sous cette attribution
que le livre me fut vendu.
L’hypothèse
n’est pas fantaisiste ; Henri Zerner, dans l’Art de la Renaissance en
France n’exclut pas l’intervention de Jean Cousin père dans la préparation de la
publication car on sait que l’artiste est proche du cercle de Kerver et qu’il
a, par exemple, illustré en 1549, un livret de l’entrée du roi Henri II à
Paris, ouvrage rédigé par Jean Martin.
Mais
les recherches les plus récentes remettent en cause cette attribution [2]. Anna Baydova distingue au
moins deux illustrateurs différents dont l’un est assez maladroit et schématique [3] tandis que l’autre possède
une bonne maitrise de son art et reste très attentif au détail de la
composition.
Ce
dernier semble avoir été en possession d’un lot de gravures d’Albrecht Dürer et
s’en est inspiré à plusieurs reprises car une tête de cheval, par exemple, est
nettement copiée sur le cheval monté par la mort dans Le chevalier, la mort
et le diable (1513). Le singe du folio L ii r° [4] est la version inversée de
la Madone au Singe de Dürer, etc. Ces ressemblances avaient pu laisser
penser que l’artiste en question était un élève de Dürer ou tout au moins proche
de son cercle [5].
Anna
Baydova n’en est pas convaincue et a recherché des candidats de ce côté-ci du
Rhin. Après avoir éliminé Jean Cousin en raison de l’absence de similitude
entre les décors architecturaux de ce dernier, qui aimait les monuments romains
et ceux de notre artiste inconnu qui préférait visiblement les modestes
chaumières, il reste Jean Goujon parfois cité comme l’auteur des gravures.
Mais cette fois c’est le style des personnages qui diffère.
Par
recoupement, en recherchant un fond de décor campagnard, des paysages ou des
motifs communs, comme la forme des ruches, le style des arbres ou l’agencement
des maisons, un nom s’est imposé, celui de Baptiste Pellerin.
Cet
artiste, longtemps oublié au point d’être confondu avec le peintre Etienne
Delaune, est un dessinateur prolifique qui collabora régulièrement avec Jean
Cousin. Il fut redécouvert en 2009 lorsque Valérie Auclair questionna le corpus
des pièces attribuées à Delaune [6], ce qui ouvrit la porte à
une réattribution. L'année suivante, à l'occasion d'un colloque à l'Institut
national d'histoire de l'art, le nom de Baptiste Pellerin fut mis en évidence,
et son style personnel formellement identifié [7].
Comme
nous savons par ailleurs que Baptiste Pellerin a réalisé dans les années 1550
des illustrations pour Jacques Kerver et que ses productions attribuées avec
certitude, comme les Emblèmes d’Alciat imprimés par Jérome de Marnef et
Guillaume Cavellat (1574), présentent beaucoup de similitudes avec
l’Horapollon, la démonstration est assez convaincante. Le seul bémol est la date de parution des
Hieroglyphica (1543) comparée à celle du début d’activité supposée de Baptiste Pellerin
(autour de 1549). Cet écart relativement
important laisse planer un doute et pourrait conduire à la déduction inverse, à
savoir que Pellerin aurait pu être inspiré par le graveur inconnu de
l’Horapollon de Kerver, comme celui-ci a pu être partiellement inspiré par Jean
Cousin et Albrecht Dürer.
Rien
ne dit vraiment, pour l’instant, qui de l’œuf ou de la poule est apparu en
premier. Il manque une summa probatio, comme, par exemple, une quittance qu’aurait
pu signer l’artiste pour un travail exécuté pour Kerver en 1543, pièce qui
reste à découvrir….
Bonne
journée,
Textor
[1] Horapollon, Hieroglyphika. De sacris notis et sculpturi libri duo..., Paris, Guillaume Morel pour Jacques Kerver, 1551, in-8° (Mortimer 1964, n° 315 ; Brun 1969, p. 223 ; Adams, Rawles & Saunders 1999-2002, F.330 ; Pettegree, Walsby & Wilkinson 2007, n° 74164).
[2] Sur ce
sujet, voir l’étude détaillée d’Anna Baydova, L’illustration des
Hieroglyphica d’Horapollon au XVIème siècle – BNF École pratique des hautes
études, 2021. Ainsi que, du même auteur : Illustrer le livre : peintres
et enlumineurs dans l'édition parisienne de la Renaissance, Tours, Presses
universitaires François-Rabelais, 2023
[3] Claude Françoise Brunon y voit l’œuvre de Geoffroy Tory, in Les sculptures ou graveures sacrées
d'Orus Apollo, éd. Critique. Réforme, Humanisme, Renaissance. Année 1977-5 pp. 22-24.
[4] Quomodo
hominem qui sibi inviso filio hereditatem reliquerit. (Comment ilz
denotoient le pere lequel contre son gre et volunte laisse son heritage a ses
enfans).
[5] Pour
cette thèse, voir Claude Françoise Brunon, op. cit.
[6] Valérie
Auclair, Étienne Delaune dessinateur? : un réexamen des attributions. 2009
[7] Voir la bibliographie qui lui fut consacrée par Marianne Grivel, Guy-Michel Leproux et Audrey Nassieu-Maupas, Baptiste Pellerin et l'art parisien de la Renaissance, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2014.