lundi 17 août 2020

L’imprimeur Ludwig von Renchen (Actif à Cologne entre 1483 et 1505)

Un petit ouvrage in quarto du 15ème siècle me donne du fil à retordre. Son imprimeur serait Ludwig von Renchen, il avait installé ses presses à Cologne, une des premières villes d'Allemagne à voir l’imprimerie se développer après Mayence. Le premier imprimeur de la ville fut Ulrich Zell qui avait appris son art dans l’atelier de Gutenberg et qui emprunta ou bien copia les caractères de Schoeffer.  La vie et l’activité de Ludwig von Renchen sont restées assez confidentielles et les bibliographies se disputent encore aujourd’hui l’attribution de ses éditions. 

  

 Feuillet a2r - Prologue dans lequel Rampigollis s’adresse aux membres de son ordre des Augustins à Naples : Incipit: ‘[R]eligiosis atque honestis viris in Christo dilectis fratribus Neapolim conuentus ordinis fratrum heremitarum sancti Augustini, frater Anthonius Rampigollis . . .

Une page du livre

L’ouvrage en question est une compilation des meilleurs préceptes de la Bible, comme on les aimait tant au 15ème siècle, classés dans l’ordre alphabétique pour plus de facilité, en commençant par l’Apathie (Accidia) pour finir par le Bon Zèle (Zelus Bonus) dans une suite d‘une logique implacable. L’œuvre est attribuée à Rampigollis et porte comme titre (quand on a la chance de l’avoir car le mien est manquant) :  "Compendium Biblie quod et aureum alias Biblie Roportorium nuncupatur" mais vous le trouverez à la British Library et ailleurs avec le titre générique de toutes les autres impressions (car il fut souvent réimprimé ) à  l’entrée : "Aurea Biblia, sive Repertorium aureum Bibliorum" [1]. En fait seul le prologue serait d'Antonius d'Ampigolius, prédicateur génois surnommé Rampigollis (1360- 1423) ; Le texte, quant à lui, est donné au frère Bindo de Sienne (ou Bindus Senensis 13..- 1390) [2].

1. La vie et l’activité de Renchen.

Que sait-on de l’imprimeur ? Les premières références à Ludwig von Renchen se trouvent dans les notes manuscrites du chanoine de Cologne Konrad von Büllingen [3]. Dans ses "Annales typographici Coloniensis", il rapporte : "Né à Renchen, un village de Lotharingie, il fut en activité de 1485 à 1489, de sa presse sont sortis quelques livres d'église et un Passionel allemand, qui est rare, et s'il est complet, bien payé. Après l'année 1489, nous perdons sa trace et il est sans doute mort prématurément". Ce village de Lotharingie, c’est Kehl an der Rech. Autrement dit, il serait né dans la banlieue de Strasbourg, de l’autre côté du Rhin.

Quelques mentions dans les registres de la ville et les colophons de certaines de ses impressions nous apprennent tout le reste : Le premier livre où il se désigne est daté du 31 janvier 1483, c’est un missel romain, ce qui laisse penser qu’il a monté son atelier dans la seconde moitié de 1482. Le 4 octobre 1482, les chroniques de la ville de Cologne rapportent qu’un ouvrier de Von Renchen est arrêté et retenu prisonnier au château de Wildenburg. Nous apprenons à cette occasion que Ludwig von Renchen possédait déjà la citoyenneté de la ville de Cologne. Dans les colophons, il aime préciser cette qualité de bourgeois de la ville, comme dans l’exemplaire de la Légende dorée de Jacques de Voragine de 1485: "gedruckt durch mich Lodovvich van Renchen, burger tzo Coellen".

Colophon de la Légende dorée de Jacques de Voragine

On ne sait toujours pas comment Ludwig von Renchen a obtenu ses droits civiques. Son nom ne figure pas dans les listes des nouveaux citoyens, on ne le retrouve pas dans les listes de la guilde de Fischmenger, à laquelle les imprimeurs étaient affiliés à cette époque, et il ne compte pas parmi les étudiants de l’université. Il est possible qu’il ait acquis cette citoyenneté par son mariage mais rien ne dit qu’il ait épousé une femme de Cologne.

Nous sommes mieux renseignés sur les différentes adresses de son atelier. Dans les registres de l’évêché, il est consigné que Ludwig von Renchen et sa femme Sophia ont pris une maison à la Porte de Mars (Marspforte), l'Erbschaft Syvertzkapelle, le 27 septembre 1485 pour 10 florins rhénans en prêt héréditaire.

Après quelques années seulement, le 22 avril 1490, Ludwig von Renchen vend le bâtiment et installe l'atelier d'imprimerie dans la grande Neugasse, dans la maison à l’enseigne de la Roue (Haus zum Rad).  Cette adresse apparait au colophon de plusieurs impressions, comme le Cisioianus, un calendrier donné par l’ISTC comme "about 1485" mais nécessairement postérieur [4], où on lit : "yn der nuwer gassen",  ainsi que dans l’Aureum reminiscendi d’Hermann von dem Busche : "in nova platea in rota". 



L'exemplaire a été soigneusement rubriqué

Notre imprimeur ne se contentait pas de diriger son imprimerie, il semble qu’il ait eu aussi des fonctions de trésorier pour la ville ou un rôle municipal quelconque. En 1493, un droit d'accise a été perçu par lui pour l'importation de livres. Son nom est également cité dans une pétition de 1501, pour en appeler à Rome, auprès du pape Sixte V, à l’encontre de l’ordonnance qui autorisait l’université de Cologne à exercer sa censure sur les livres jugés hérétiques, ce qui fut sans doute le cas pour une de ses productions,  et peut-être même cette Biblia Aurea, car, chose curieuse, ce livre, bien que destiné aux prédicateurs, n’a pas plu à la censure ecclésiastique et il fut mis à l’index plus tard sous le pontificat de Clément VIII !

2. L’attribution de l’Aurea Bibliae à Ludwich von Renchen.

Comme pour la plupart des publications de Von Renchen, ce dernier n’a laissé ni nom ni date sur l’Aurae Bibliae mais cette impression lui est traditionnellement donnée par tous les bibliographes par comparaison avec les caractères typographiques d’autres ouvrages mieux documentés [5].

Le problème est qu’il existe 2 impressions distinctes, bien différentes, du texte sorti de ses presses qui sont aujourd’hui considérées par la British Library comme publiées à la même date, en 1487. C’est en se fondant sur un exemplaire conservé à Wurzburg qui a été rubriqué en 1489, qu’il est possible de dater approximativement l'impression de 1487. Or, l’exemplaire de Wurtzburg est répertorié sous la référence ISTC ir00018000. Donc, rien ne dit que l'autre édition, ISTC ir00018500, la mienne, ne pourrait pas être légèrement postérieure à 1489 [6]. D’ailleurs, les anciennes bibliographies donnaient les dates de 1473, 1487 ou 1490 [7].

Feuillet A1v de l’édition ISTC ir00018000 de Dusseldorf


Feuillet A1v de l’édition ISTC ir00018500 de l’exemplaire Textor


Notice d’un libraire collée sur l’exemplaire Textor

Les deux textes se distinguent nettement par un jeu de caractères provenant de fontes très différentes. Cette différence se voit au premier coup d’œil, notamment par le I de départ, plus tarabiscoté sur mon exemplaire, mais de manière générale par le style plus rond des lettres pour l’autre émission. La différence est si grande que Joachim Schüling doute de l’attribution de l’Aurea Bibliae ISTC ir00018500 à Renchen [8] ! Son explication est assez technique (surtout pour les profanes qui n’ont pas fait d’allemand depuis 40 ans) mais convaincante :

Personne ne semblait jusqu’alors contester les recherches faites sur les incunables par des experts aussi reconnus que Proctor ou Vouillème. Proctor a été le premier à attribuer un grand nombre d'impressions avec une police de caractère de type rotunda à l’atelier de Renchen, bien qu’il ait mis certaines réserves pour un groupe d’entre elles : "Ce groupe de livres est conjecturalement attribué à Ludwich von Renchen en raison de la présence de son type 2 dans l'un d'entre eux ; mais il ne s'agit pas nécessairement de productions de sa presse."

Page sur les bons anges. On remarque que le rubricateur a utilisé 2 couleurs  : le rouge et le jaune, la seconde s'est moins bien conservée.

Joachim Schüling reprend le travaille à zéro et démontre qu’on ne trouve pas un certain N bastarda "soufflé", qui, est en fait une caractéristique de l'écriture de la rotunda de Renchen : "Le caractère rotunda avec bastarda-N "soufflé" a été assimilé à tort au Type 9 de Renchen, mais il présente des caractéristiques complètement différentes de celles du caractère de Ludwig von Renchen". Je vous passe les détails techniques sur la forme d’un N beaucoup moins raide, d’un U plus étroit, du crochet inférieur de l'abréviation "con" à peine plié vers la droite et des ligatures pour be, pe et ve, etc … Or, la police de caractères rotunda avec bastarda-N et les autres caractéristiques différentes de la police 9 se retrouvent dans le Compendium bibliae de Rampigollis ir00018500.

Il en conclu que cette police ne peut pas être donnée à Renchen mais qu’elle peut être clairement identifiée à celle d’un ouvrage de la Bibliothèque de Munich où l’imprimeur a eu la bonne idée de laisser une mention manuscrite avec son nom. C’est un exemplaire du livre de Johannes Vivetus, Tractatus contra daemonum invocatores dans lequel il est dit à la fin du texte : "Impressum per me, Vdalricum Geyswincz de Haydelberg, anno dom(ini) 1489".

Ruhling rappelle qu’un de ses prédécesseurs, Karl Schottenloher, avait déjà demandé, lors de la publication de la mention manuscrite, que les activités de l'imprimeur de Cologne Ludwig von Renchen soient clairement distinguées de celles d'Ulrich Geyswinz.

Cette analyse, pourtant bien étayée, n’est pas encore complètement acceptée par la communauté des conservateurs puisque la Bibliothèque de Berlin indique en marge d’une analyse sur les types de Renchen : "Selon Schüling, certaines impressions précédemment attribuées à Renchen sont celles d'Ulrich Geyswinz de Heidelberg ; ce point doit faire l'objet d'une enquête plus approfondie" [9].

Un lecteur attentif a signalé d’une manicula insistante un passage important.

La bibliophilie est une maitresse exigeante et ingrate. J’ai passé plusieurs heures à rechercher des informations sur un imprimeur quasiment inconnu pour finir par découvrir que mon livre ne serait peut-être même pas imprimé par lui mais par un autre imprimeur encore moins connu, lequel s'est contenté de laisser son nom à la plume en guise de colophon, le comble pour un imprimeur. Je crois que je vais me consoler en me disant que je tiens là un livre rare d’un atelier qui a très peu produit puisqu’un groupe de 6 titres seulement peut lui être attribué.

Bonne journée

Textor



[1] Le titre ‘Aureum Reportorium Bibliae' est mentionné dans l’explicit, au folio y5v.

[2] Exemplaire rubriqué en rouge, avec une grande initiale R peinte en rouge et décorée d'un portrait à la plume (f.a2r°). GW : M36979. ISTC ir00018500

[3] La plupart des informations de cet article sont tirées de l’étude faite par Joachim Schüling in « Der Drucker Ludwig von Renchen und seine Offizin: Ein Beitrag zur Geschichte des Kölner Buchdrucks ». Harrassowitz Verlag, Wiesbaden 1992.

[4] D’ailleurs le Gesamtkatalog est plus précis : [Köln: Ludwig von Renchen, um 1485] [vielmehr 1491].

[5] C 5025; Voull(K) 1001; Pell Ms 9968 (9759); CIBN R-14; Polain(B) 3298 = 3299; Sajó-Soltész 2904; IBP 4670; IDL 3871; Finger 826; Bod-inc B-345E; Sheppard 953; Pr 434; GW M36979.

[6] Mon exemplaire est représenté dans les institutions publiques par un nombre de copies plus faible que l’autre émission (24 occurrences contre 42).

[8] Il ne fait pas référence à l’ISTC mais au Gesammtkatalog : GW M36979

[9] https://tw.staatsbibliothek-berlin.de/of0615

dimanche 2 août 2020

Lettrines (1491)

On croirait un titre de Julien Gracq. Sauf qu'ici, il sera vraiment question de lettrines, celle d'un incunable, juste pour le plaisir de partager l’élégance de la rubrication qui agrémente une impression strasbourgeoise de 1491 pour laquelle j’ai présenté dernièrement les gardes de la reliure. 

En comparaison d'autres livres à lettrines peintes de ma bibliothèque, cet exemplaire m'a toujours frappé par la variété des styles pour une même lettre. Plutot que de répéter mécaniquement la même forme, comme font d'ordinaire les enlumineurs, celui-ci a tracé ses lettres, tantôt rondes, tantôt anguleuses, parfois d'une main légère dont le mouvement s'achève en fines hastes marginales parfois, tout au contraire, en marquant les contours de gros traits terminés par un pompon ou un cœur floral. Certaines lettres sont même totalement extravagantes, comme ce I de Igitur tellement déstructuré qu’il n’en est plus lisible ou cet autre I qui n’a rien à envier à la période cubiste.  Cela fait plusieurs années que je cherche à savoir quelle main a bien pu tracer ces initiales originales, s'il s'agit bien d'une seule main. Reprenons l’enquête. En bibliophilie, les vaines recherches sont les plus belles.



L comme Livre (Libros)

Le terme d’enluminure, est issu du Latin "illuminare" qui signifie éclairer ou mettre en lumière. Cette mise en lumière repose sur l’association d’une peinture à base de pigments (souvent rouge, vert, jaune ou bleu), de feuilles d’or (ou d’argent) pour les lettrines des ouvrages de luxe, et d’un liant d’œuf ou de colle de poisson. Ici, point d’or, c’est le rouge qui a été choisi exclusivement. D’ailleurs, plutôt que de parler d’enluminure, terme générique qui vaut pour les lettrines comme pour les peintures à scènes, il serait plus juste de dire rubrication (du latin ruber, rouge).

Plusieurs piments pouvaient entrer dans la composition de la couleur rouge :

Le Minium: forme minérale naturelle de l'oxyde de plomb. Le Cinabre: forme minérale naturelle de sulfure de mercure, provenant des mines d’Espagne et de Toscane. Le Vermillon: variant chimiquement modifié du cinabre, obtenu en faisant chauffer du mercure avec du sulfure. La Cochenille:  produit à partir d’un insecte Dactylopius Coccus. Appelé aussi carmin. La Garance: C’est le nom d’une fleur (couleur issue de la racine) ou le Sangdragon: décrit dans les encyclopédies médiévales comme le mélange de sang de dragons et d’éléphants belliqueux mais qui provient plus simplement de la sève d’un arbuste, le Pterrocarpus draco.

Compte tenu de petits cristaux qu’on voit briller en surface, je pencherais pour le minium ou le cinabre. Tous deux produits toxiques. Donc, on regarde mais on ne lèche pas la page comme le moine du Nom de la Rose d’Umberto Eco.


Le Q de Quoniam

L’artisan n’a pas compté ses heures, le livre possède plusieurs centaines de lettrines. Il a laissé libre cours à son imagination. Il maitrisait bien son art et possédait un sens affirmé des volumes. Il avait dû copier maintes et maintes pages manuscrites, J’imagine qu’il pouvait déjà être avancé en âge, à tout le moins, ce n’était pas un débutant. Il avait appris son métier 20 ou 30 ans plus tôt, avant que cette satanée foire de Mayence vienne tout bouleverser. Nous assistons là aux derniers feux de l’art de la rubrication voué à disparaitre au tournant du siècle, remplacé par les lettrines typographiques.


A raison de 3 à 4 lettrines par page, l'ouvrage en contiendrait environ 2000

Comme nous savons que l’ouvrage a été conservé longtemps dans la bibliothèque de l’abbaye de Bronnbach, grâce aux ex-libris de sa page de titre, il serait possible que le travail ait été exécuté au sein même du monastère. Avant l’imprimerie, les livres étaient copiés dans les scriptoria des abbayes et les cisterciens de Bronnbach avaient sans doute dû garder des compétences en la matière. Je m’étais même demandé si ce frère Oswald Stockhard qui a laissé son nom sur l’ouvrage aurait pu être l’auteur, bien que les enlumineurs ne révélaient que très rarement leur nom. Mais la date mentionnée à la suite du nom permet d’écarter rapidement cette hypothèse : 1573, bien trop tardive pour être celle de notre homme.

En fait, l’idée qui veut que les livres aient été copiés dans un scriptorium d’abbaye est remise en cause aujourd’hui. En effet, dès le XIIIème siècle, les marchands de livres, les stationnaires, sont les intermédiaires entre les clients qui passaient commande et les artisans du livre. Il se créa de nombreux stationes, souvent rattachés aux Universités, qui réalisaient ces travaux de copie. Au XIVème siècle, il était déjà devenu exceptionnel pour un monastère de fabriquer ses propres livres ; Les moines les achetaient aux marchands comme les autres clients. A fortiori, lorsque l’imprimé remplaça le manuscrit, et sauf installation d’une presse au sein de l’abbaye comme, plus tard, à la Grande Chartreuse, il est très probable que l’ouvrage ait été acheté à ce libraire-marchand qui rétribuait l’enlumineur, lequel pouvait être hébergé au sein de son échoppe ou avoir son propre atelier en ville.



Comparaison entre différents styles pour une même lettre A,T et S.

Moines ou laïcs, il est communément admis que les enluminures étaient réalisées par des hommes. D’ailleurs, les images des copistes montrent toujours des hommes au travail. Et si celles-ci avait été réalisées par une femme ? C’est une hypothèse pas tout à fait farfelue puisque l’on sait depuis l’année dernière que des femmes enluminaient aussi les livres, grâce aux travaux de A. Radini du Max Planck Institute. Lors de fouilles archéologiques, dans le cimetière de l’abbaye de Dalheim, non loin de Mayence, en Allemagne (et à une centaine de kilomètre de l’abbaye de Bronnbach) fut découvert une sépulture contenant le squelette d’une femme. Surprise, la plaque dentaire dans sa mâchoire était incrustée de particules de couleur bleue. Après analyse, il s’avéra que cette couleur venait du lapis lazuli, pierre précieuse entrant dans la composition des enluminures les plus luxueuses. C’est en suçant son pinceau que le dépôt s’était fixé au fil du temps. Seule l’hypothèse que cette femme ait été peintre d’images était plausible parmi toute celles étudiées par les archéologues.[1] Ce cas n'est peut-être pas isolé. Celle-ci vivait dans une communauté monastique mais les enlumineurs en ville pouvaient tout aussi bien travailler en famille et avoir des femmes dans leurs équipes.

Si mon hypothèse que l'auteur serait une femme ne vous convainc pas, (bien que cette thèse soit renforcée par l’adage "Souvent femme varie dans l'execution d'une lettrine"), l’autre option serait que des mains différentes aient participé à la rubrication. Chacun avec son style. L’examen attentif de la formation des lettres et des petits coups de pinceau complémentaires ne le confirme pas. Mais c’est une question d’appréciation et vous pouvez avoir un avis différent. En revanche, il apparait que les grandes lettrines sont toujours exécutées d’une main très assurée alors que les petites lettres, pourtant plus facile à réaliser a priori, sont parfois maladroites. La main a trembloté ou la ligne a bavé. On dirait qu’elles ont été copiées. Pourrait-il y avoir eu au sein de l’atelier un maitre es-calligraphie et des apprentis malhabiles ?  

Le I de Igitur part en vrille.

Un I cubiste.

Je ne retrouverai sans doute jamais l’auteur des lettrines mais ce qui est émouvant dans un livre ancien, c’est le témoignage qu’il nous a laissé sur le travail des hommes du passé. L’un d’eux l’a noté au dos du titre. Il s’adresse à nous, lecteurs d’aujourd’hui, à travers la tombe, comme s’il avait su que ce livre allait passer les siècles et être admiré par d’autres générations : «fui, non sum, estis, non eritis, (nemo immortalis) » (Je fus, je ne suis plus, vous êtes, vous cesserez d'être ; personne n'est immortel.)[2]

 

Bonne Soirée

Textor



[1] Science Advances, 09 Jan 2019, Vol. 5, no. 1, eaau7126. https://advances.sciencemag.org/content/5/1/eaau7126

[2] Mention certainement postérieure à l’année 1623, puisque relevée sur un caveau napolitain et restituée par Cesare D'Engenio Caracciolo à cette date.




samedi 25 juillet 2020

Le graduel de l’abbaye cistercienne de Bronnbach (XIVème siècle)

L’invention de l’imprimerie a porté un coup fatal aux vieux manuscrits copiés laborieusement par les moines dans leur scriptorium. Cependant les relieurs ont fait œuvre de conservation, sans le savoir, en réutilisant des morceaux de manuscrits comme claies ou comme doublures. J’en ai plusieurs exemples dont l’un formant le cartonnage est constitué d’une bonne quinzaine de feuillets in-folio pour chaque plat, feuillets collés l’un à l’autre, ce qui doit représenter une partie non négligeable du manuscrit original.

Aujourd’hui ces fragments de textes font l’objet d’études savantes car ils permettent parfois de retrouver un écrit perdu de l’Antiquité. Certaines recherches poussées, comme l’analyse ADN du support, facilitent le regroupement des fragments et leur lecture. Tel est le cas pour les manuscrits de la Mer Morte, par exemple.

Tous ces morceaux épars ne sont pas des chefs d’œuvres disparus, le plus souvent il s’agit tout simplement d’antiphonaires, de livres liturgiques déclassés, de psautiers ruinés par les souris.

Les deux pages de manuscrit que je présente aujourd’hui font partie de ceux-là, mais elles possèdent une particularité : les psaumes sauvegardés appartenaient à un graduel, c’est-à-dire à un livre de chants liturgiques et ils contiennent une notation musicale ancienne : les neumes, ancêtres des notes de la gamme.  

Page de manuscrit contrecollée sur le plat supérieur du livre. 

Détail de la page du graduel 


Plat de la reliure en peau de porc estampé

Le neume est un signe graphique (du grec neuma, signe) que l'on plaçait au-dessus des syllabes à chanter. A l’origine la musique n’était pas notée, le moine ayant retenu par cœur la mélodie. Puis l’habitude fut prise d’indiquer les intonations par des signes. Les neumes décrivent ainsi des petites formules mélodiques appliquées à une syllabe, chaque type de neume correspondant à une figure mélodique et surtout rythmique particulière.

Les premières traces de cette pratique remontent à la charnière des VIIIe-IXe siècles, autant en occident que dans l'espace byzantin. Le creuset en serait la Renaissance carolingienne et correspondrait aux efforts d'unification de l'empire par Charlemagne.

La notation neumatique dérive des accents grammaticaux ; Les neumes n'étaient autres que les graphies pour l'écriture manuscrite.  L'accent grave se transforma en un simple trait puis en un point, le punctum, tandis que l’accent tonique créa la virgule (ou virga). L'accent circonflexe donna la forme du clivis. D’abord sans disposition spatiale, ces neumes furent composés entre eux et étagés pour former un ensemble de signes de bas (grave) en haut (aigu). Ainsi les 4 neumes de base donnèrent le scandicus (punctum + virga), le climacus (virga + punctum), le torculus (pes +  clivis), etc…

Cette graphie se perfectionna peu à peu et gagna en précision, d’abord sans ligne, puis avec une ligne à la pointe sèche ou de couleur pour repère, comme on le voit dans le Graduel de Sainte Cécile de Trastevere, conservé à la fondation Bodmer,[1] le scribe finit par écrire les neumes à des hauteurs différentes sur plusieurs lignes (de deux à quatre). En s'inscrivant sur cette portée, les neumes se déforment et évoluent progressivement d'une notation initialement cursive vers une notation gothique (qui donnera finalement la notation carrée classique).

Alors même que la mélodie du chant grégorien présente une remarquable uniformité, les neumes anciens se caractérisent par la diversité des notations utilisées. Chaque région développait sa propre graphie, notamment entre les Xe et XIIe siècles. Cependant, leurs formes peuvent être classées en deux groupes : point ou accent. Comme chaque scriptorium avait son style et ses usages particuliers, un spécialiste de cette écriture musicale est capable de retrouver l’abbaye qui a produit le manuscrit et la date de fabrication.

Bien que n’étant nullement compétent sur ce sujet compliqué, je pense qu’il doit être possible de déterminer l’origine et la date des deux pages manuscrites de mon livre.

L’ouvrage que recouvre la reliure est la seconde édition de l’œuvre de Saint Augustin imprimé par Martin Flach à Strasbourg en 1491. Il fut acquis par les moines de l’abbaye de Bronnbach, une ancienne abbaye de moines cisterciens fondée en 1151, dans la ville actuelle de Wertheim. C’est eux qui réalisèrent la reliure en peau de truie estampée. Ils ont laissé leur ex-libris sur la page de titre et les fers sont de facture toute germanique, ce qui ne laisse aucun doute sur la présence du livre dans les locaux de l’abbaye à la fin du XVème siècle.

 

L'Abbaye de Bronnbach aujourd'hui

 Un motif de la reliure   

 

Si la reliure a été réalisée au sein de l’abbaye, le moine-relieur s’est servi des matériaux qu’il avait sous la main et il a pu se dire que ce vieux graduel, copié par ses prédécesseurs des décennies plus tôt, ferait très bien l’affaire. Il n’était même pas nécessaire que le manuscrit fût dégradé car, à la fin du XVème siècle, la notation carrée sur des lignes avait fini par s’imposer jusqu’à substituer complètement la notation par neumes et elle entraina la mise aux archives ou la destruction des manuscrits anciens devenus démodés, si bien qu’on ne saura plus lire le chant grégorien par neumes jusqu’à sa redécouverte au milieu du XIXème siècle. 

En rapprochant ces signes des tableaux de classification des neumes, je leur trouve certaines similitudes avec ceux de l’abbaye de Saint-Gall, ce qui permettrait de les classer parmi ceux des pays germaniques car le style sangallien y sert souvent de référence. Par exemple, si on examine le premier chant (« Dum steteritis ante reges et praesides nolite praemeditari qualiter respondeatis dabitur enim vobis in illa hora quid loquamini ») on y voit successivement un clivis, un punctus, deux scandicus avec episème (punctus + virga), puis deux punctus, le dernier surmonté d’un C (pour celeriter). La notation sangallienne se distingue par sa précision. L’épisème, petit trait perpendiculaire, à l'extrémité supérieure du virga sert à accentuer la syllabe. Inversement, lorsqu'il faut une note isolée et moins importante, la virga s'accompagne d'une lettre significative (celeriter = accélération), à la place d'un épisème. .  . La valeur et la durée de note diminuent, par rapport à une autre note voisine, plus important dans le contexte.

Donc j’opterai pour un graduel d’origine bronnbachien. Mais j’accepte la contradiction. 

On voit que l’enlumineur a recouvert d’encre rouge le texte du copiste qui avait écrit invitate avec une encre brune. 


Saint Gall. Manuscrit 359 (vers 922 - 926).


La date d’exécution est une affaire plus complexe. La forme et le style des neumes permettraient-ils de dater plus précisément les pages du manuscrit ? C’est la question qui reste à trancher. J’ai quelques hésitations.

La construction de l'église abbatiale de Bronnbach commence en 1157 et le monastère atteint son apogée dans la seconde moitié du XIIIème siècle. Il comptait alors entre 30 et 40 moines, plus 60 à 120 convers. En conséquence la fourchette maximale se situe entre le XIIème et le XIVème siècle.  La forme des lettres gothiques du texte fait penser à une écriture germanique du XIVème siècle. En revanche, les neumes semblent plus archaïques si on considère que la notation carrée a débuté à partir du XIIIème siècle et qu’ici nous voyons une notation transitoire entre le pur cursif du XIIème siècle et la notation gothique.

Je choisirais donc, sans certitude, le XIVème siècle. Allez, disons 1363, date à laquelle l’abbé Berthold, est nommé à Bronnbach avec une dotation spéciale de deux mille florins, afin de réorganiser le monastère après une période difficile qui vit la ruine des bâtiments et la dispersion de son mobilier. Si on retient cette période, le graduel n’aurait eu qu’à peine 130 ans, ce qui est jeune pour utiliser ses pages en matériaux de réemploi, mais plausible si l’ évolution de la notation musicale l’avait rendu démodé.  

Page manuscrite contrecollée sur le plat inférieure. 

La beauté de l’internet est que qu’il est possible de taper les premiers mots d’un cantique et d’écouter les psalmodies des chants grégoriens comme devaient les chanter les moines de Bronnbach en ayant ces deux pages sous les yeux. Je vous invite donc à écouter le Respondium : Sanctum et verum lumen et admirabile ministrat lucem his qui permansuerunt in agone certaminis. (Corpus antiphonalium Officii, n° 7607) ou bien à vous rendre sur place car aujourd’hui, 700 ans plus tard, l’abbaye de Bronnbach, devenu centre culturel, propose encore des concerts de chants grégoriens lors de son programme d’Eté.

https://www.youtube.com/watch?v=CByojMaIEwo

Bonne journée,

Textor



[1] Cologny, Fondation Martin Bodmer, Cod. Bodmer 74 Parchemin · 128 ff. · 31.2 x 19.6 cm · Rome · 1071 Graduale · Troparium · Sequentiarium (en ligne)

dimanche 19 juillet 2020

L’herbier des pharmaciens de Marmande (1549)

Le De Historia Stirpium ou De l'Histoire des plantes de Leonart Fuchs (1501-1566) est un ouvrage curieux qui attire aujourd’hui les bibliophiles par la beauté de ses représentations de plantes et hier les apothicaires et les médecins pour la science des remèdes qu’il divulguait.


L’édition originale de cet herbier a été donnée à Bâle chez Isingrin en 1542 en version latine avec des bois à pleine page et l’exemplaire que j’ai entre les mains s’intitule "Commentaires tres excellens de l'hystoire des plantes, composez premièrement en latin par Leonarth Fousch, medecin tres renommé : et depuis nouvellement traduictz en langue Françoise, par un homme scavant & bien expert en la matière". C’est la première traduction illustrée en Français, parue en 1549, chez Jacques Gazeau, en la rue Sainct Jehan de Latran devant le collège de Cambrai. L’homme savant en question est Eloy (de) Maignan, docteur en médecine à l'Université de Paris. Le privilège fut accordé par Henri II pour cinq ans à compter du 7 juillet 1547. Les gravures, dont les bois furent achetés directement à Michael Isingrin, sont celles de son édition de 1545. Elles font 12 cm et sont insérées dans le texte, principalement à droite de la page. L'ouvrage en compte 511, soit le même nombre que l'édition originale. 




Quelques pages du livre et sa reliure de parchemin fripé.

Jacques Gazeau ne rééditera pas l'ouvrage et ne réutilisera pas les bois qui semblent avoir passés entre les mains de plusieurs imprimeurs avant de finir à Anvers. En effet, il meurt en 1548 alors que l'impression de l'ouvrage était déjà en cours.

La même année, à Paris, paraît une autre traduction française, publiée chez Benoît Prevost en édition partagée avec Pierre Haultin, par la veuve d'Arnould Birckmann, libraire à Paris entre 1547 et 1549, puis ensuite à Anvers. Les gravures de cette édition sont très proches de celles achetées par Jacques Gazeau, mais Philippe Renouard dans sa bibliographie des éditions parisiennes du XVIe siècle affirme que la veuve Birckmann a fait faire par un graveur des copies de ces gravures de taille réduite, «différentes mais très voisines ». Ariane Lepilliet constate effectivement d’infimes différences [1].

Suivront une trentaine d’éditions jusqu’en 1560, dans différents format, in-4 ou in-8, illustrés ou non, ce qui montre bien le succès éditorial de l’ouvrage qui a révolutionné la science botanique. Certains exemplaires sont coloriés, ouvrage de luxe qui valent 10 fois le prix d’une édition courante et qui sont de ce fait souvent mieux préservés que les éditions utilisées par les médecins et les apothicaires. 

Leonart Fuchs avec Brunfels et Bock sont les pères fondateurs de la discipline ; ils se sont employés, pour des raisons avant tout religieuses, à classer et corriger le savoir botanique, jusqu’alors aux mains d’herboristes itinérants et illettrés. Pour cela, il fallait identifier et reproduire les plantes avec exactitude. Fuchs s’est appuyé sur les meilleurs artistes de Bâle : Albrecht Meyer pour le dessin, Heinrich Fullmaurer pour la transposition sur bois et Veit Rudolf Speckle pour la gravure.  L’illustration magistrale par son élégance et son exactitude comprend des figures de plantes, d’arbres et de fleurs, dont plusieurs d’entre elles trouvaient dans cet ouvrage leur nom définitif ou étaient décrites pour la première fois, comme le maïs, encore appelé blé d'Inde.

Le Mouron Mâle

Mais ce fut sans doute moins la beauté des gravures que la précision du dessin qui intéressèrent plusieurs générations de pharmaciens de la ville de Marmande qui l’annotèrent copieusement, parfois en latin, parfois en grec, mais le plus souvent en français. Ils notaient la vertu de telle ou telle plante, le nom sous lequel il la connaissait plus communément, leurs effets curatifs ou la manière de l’utiliser. Ainsi au chapitre 119, nous lisons au sujet des iris bien connues pour dilater la rate : "…. Peller une racine longue de quatre doig toute leste et presser le jus dans un linge tant qu’il en peut donner. (verser) dans ung cuiller d’argent et le boire avec ung jaune d’œuf …. ou du lay ». J’ai essayé, çà marche ! (Mais on peut remplacer le lait par du Porto).

Un remède à base d'oignons d'Iris.

Dans certains cas, sur l’indication d’un client qui rapportait avoir été soigné quasi miraculeusement par l’effet conjugué d’une prière à la Vierge Marie et d’une plante appelée Bec de Cigogne ou Rostrum, le pharmacien notait la prière en marge du livre, au cas où, pour le prochain patient : «Rostrum - Rejouysses vous Marie de ce qu’estant saluée du messager des cieux vous aves conceu le verbe divin en vos sacrées entrailles avec un contentement infiny de votre ames tres saincte ».

Prière associée à l'emploi du Bec de Cigogne ou Rostrum

Bien plus qu’un document de travail, l’ouvrage fut un véritable registre d’entrée pour les collaborateurs d’un maitre-apothicaire de Marmande dénommé de Fauché. 

Le premier à avoir eu cette idée fut Jean Bonnet, pharmacien en 1616. A vrai dire, je ne sais pas s’il travaillait chez de Fauché, il a juste laissé une mention sibylline : «Johannes Bonnetus pharmacopeus anno domini 1616. » qui pourrait passer pour un ex-libris s’il n’était suivi, juste en dessous de cette première mention, de différents petits textes plus explicites. Chaque nouveau pharmacien consignait la date de son arrivée et laissait un petit hommage au très vénéré Maitre-Apothicaire. Ceux qui sont lisibles sont inscrits sur le dernier feuillet blanc mais il devait aussi en exister sur le premier feuillet blanc qui est manquant. Quand le premier feuillet fut rempli, les apothicaires suivants portèrent leurs textes sur le premier plat en vélin mais ceux-ci sont à peine lisibles sur la reliure, sauf l’un d’eux où se devine les mots pharmacopeus et marmandiensis plus une date : 1678.  

En revanche la mention latine manuscrite du sieur Mouret datée du 16 Avril 1678 et celle d’un certain Depréville dit Cosnard de 1680 sont bien lisibles.



Les mentions sur le dernier feuillet blanc.

Je traduirais approximativement le texte de Mouret comme suit : « Je soussigné, Mouret, déclare que je suis entré chez Maitre de Fauché, pharmacien très expérimenté et le plus reconnu de cette ville de Marmande, le 16 avril 1678, à qui je promets en retour toute ma fidélité et mon respect. [2]»

Le texte de de Préville est encore plus révérencieux, pour ne pas dire obséquieux [3]

J’ai qualifié ces personnes d’apothicaires, mais en réalité, (et c’est ce qui m’a tout de suite frappé dans ces mentions) les mots utilisés sont "pharmacopeus" et "pharmaciae" au sens de pharmacien, alors que je croyais que le terme en usage jusqu’au 18ème siècle était apothicaire.

De fait, si l’on en croit Charles-Henri Fialon (1846-1933), créateur du Musée de la pharmacie de la Faculté de Paris V,  membre de plusieurs sociétés savantes et grand historien de sa profession,  le terme pharmacien ne s’était pas encore imposé au 17ème siècle. La première occurrence serait de 1609. Il faudra attendre bien plus longtemps pour que « apothicaire » prenne une tournure légèrement péjorative et que Louis XVI transforme leur société de "Jardin des Apothicaires" en "Collège de Pharmacie".

Dans une communication très documentée, prononcée au congrès de la pharmacie en 1920, C-H. Fialon conte à ses confrères l’histoire des mots "Pharmacien" et "Apothicaire" [4].

Depuis l’antiquité l’art d'employer les médicaments - ou les poisons - s'appelait "pharmakeia". Ce mot grec de pharmakeia ou pharmacie est arrivé jusqu'à nos jours sans éclipses dans le sens d'art pharmaceutique. La civilisation romaine, le moyen âge, la Renaissance ne cessèrent de l'employer dans ce sens. En revanche le mot de "pharmaeus" ou "pharmacien", c’est-à-dire le boutiquier qui prépare et vend des remèdes, n’existait pas.

M. Fialon, se fondant sur des études précédentes, nous dit que le mot pharmacien a été employé en province longtemps avant de l'être à Paris et qu’il l’a rencontré pour la première fois dans le Grand Dispensaire de Jean-Jacques Wecker, traduit par Jean du Val, docteur médecin d'Issoudun (Genève, 1609, folio 4, v°) : "Préface du traducteur aux Pharmaciens françois", dont l'Epître dédicatoire est datée du 25 octobre 1607; puis dans les Œuvres pharmaceutiques de Jean de Renou, traduites par Louis de Serres,, Dauphinois, docteur en médecine, agrégé à Lyon (Lyon, 1624, page vii : "Préface du traducteur à tous les vrays pharmaciens français" ; enfin, dans une lettre de Guy Patin (Lettres, édition Reveillé, Paris, tome II, page 191), qui, en 1665, demande à Charles Spon de lui indiquer "quelque auteur pharmacien" qui ait décrit les pilules de Francfort.

Et il poursuit en épluchant des registres corporatifs à Saintes et à Marennes où le terme pharmacien semble s’imposer à partir de 1640. Et encore, avec une nuance entre les deux mots. Pharmacien désigne plutôt celui qui est expert en "l'art de pharmacie". Au contraire, apothicaire continue à désigner exclusivement celui qui exerce la profession, qui tient boutique. Tous les "pharmaciens" ne sont pas établis "apothicaires", et il y a des "apothicaires" qui sont de mauvais "pharmaciens".

Il est donc, sinon bizarre, du moins très nouveau, qu’à Marmande, c’est sous le nom de pharmaciens que de Fauché et ses collaborateurs préféraient qu’on les appelle, dès 1616.

Au Lecteur

Maintenant, il ne reste plus qu'à trouver quelques amis à Marmande qui puissent poursuivre les recherches aux archives départementales pour trouver des traces de cette officine et de ses illustres experts en pharmacie.

Bon Dimanche,

Textor

 


[1] La meilleure source sur ce livre est l’étude très sérieuse d’Ariane Lepilliet, « Le De Historia Stirpium de Leonhart Fuchs : histoire d'un succès éditorial (1542-1560) » in Master Cultures de l'Écrit et de l'Image, Mémoire de master 1, juin 2012, pp. 60 sq.  https://www.enssib.fr/bibliotheque-numerique/documents/60360-le-de-historia-stirpium-de-leonhart-fuchs-histoire-d-un-succes-editorial-1542-1560.pdf 

[2] "Ego infra scriptus ingressuae sum apud dominum De fauché pharmaciae perittissimum et in ista urbe Marmandica celeberrima probattum die vero sexdecimo mensi aprili anno domini millegïmo sexagesimo septuagesimo octavo cui omnem fidelitattem atque reverentiam reddere promitto (signé) Mouret." 

[3] "Ego infra scriptus ingressus sum Dominum Fauché Pharmaciae, necnon totius generaliter Medicinae Scientiae admodum eruditum, in ista urbe marmandensis celeberrima probatum, anno domini millesimo sexcentesimo octogesimo, die decimo octavo mensis julii. (18 juillet 1680) Cui fidelitatem atque reverentiam reddere ac servus humillimus atque obsequiosissimus in perpetuum este promitto. (Signature)"

 [4] https://www.persee.fr/doc/pharm_0995-838x_1920_num_8_28_1378

lundi 13 juillet 2020

Commentaire non imprimé de la Coutume de Bretagne. (1718)

A l’approche des grandes vacances, choisissons de nous intéresser à la Bretagne, cette région fière de son bord de mer, de son air  iodé, indépendante dans ses opinions politiques et religieuses comme dans son droit coutumier. Ceux qui prennent les autoroutes sans péage de Bretagne en savent quelque chose, merci Anne de Bretagne !

J’ai sous les yeux un commentaire de cette coutume de Bretagne qui pose un petit problème d’attribution que la lecture des notices qui lui sont consacrées à la bibliothèque publique de Nantes ne semblent pas avoir résolu.

Qui est l’auteur du Commentaire sur la Coutume de Bretagne, non imprimé, rédigé (ou recopié ?) à Nantes en 1718 par un certain Maitre Guignard du Temple, Avocat, qui n’a pas laissé beaucoup de trace sur internet.

Le titre complet est : Commantaire Sur La Coutume De Bretagne, non Imprimé ; ou Il Est traitté De Plusieures Questions, De droit Et De Pratique, avec Les Arrests rendus Sur Icelles par Maitre**** Ancien Advocat au Parlement de Bretagne Et outre Plusieurs arrests tirés des mémoires Des Plus Celebres Advocats audit Parlement aussy non Imprimés, par Lesquels on void Le Changement qui Cest fait au Pallais Depuis La Refformation de La Coutume En 1580. (Paraphe) J’ay Ecrit Le Present En 1718 : Demeurant chéz monsieur Dumoulin Lainé Procureur au presidial Denantes. Du Temple Guignard. (Signature)

Dos de la reliure avec la mention de Morandière

Page de titre du manuscrit signée par Guignard du Temple

Dans le volume 10 des Annales de la Société Académique de Nantes et du Département de la Loire-Inférieure, 1839, page 222, on lit une notice sur les manuscrits de la bibliothèque publique de Nantes qui décrit un manuscrit de Maitre Morandière, ancien avocat au Parlement. C’est un commentaire sur les coutumes de Bretagne contenant plusieurs belles et utiles observations sur les ordonnances et sur les coutumes des provinces circonvoisines et avec un recueil de plusieurs nouveaux arrêts tiré des mémoires des plus célèbres avocats du parlement de Bretagne, 1711.

Comme la reliure de notre manuscrit reprend le nom de Morandière, il faut en déduire que le texte est retranscrit de ce mémoire.  

En fait, il existe trois manuscrits portant au titre « commentaire non imprimé » à la Bibliothèque de Nantes sous les n° 261, 262 et 263 [1]. Ils paraissent très similaires au nôtre. Notamment le n°262 qui possède un titre quasi identique à ceci près qu’il mentionne le nom de l’auteur d’origine : « Commentaire sur la coutume de Bretagne, non imprimé, où il est traité de plusieurs questions de droit et de pratique, avec les arrests rendus sur icelles, par maistre Pierre Hévin, ancien advocat audit parlement de Bretagne » mais Emile Péhant, conservateur de la bibliothèque, remarque que cet ouvrage n°262, attribué par le copiste du no 261 à Maitre Morandière, ne saurait être entièrement de Pierre Hévin, ce dernier étant mort en 1692. La bibliothèque de Nantes précise dans sa fiche que l’ouvrage fut aussi attribué à Pierre Motais ou Motays.

Il était effectivement non imprimé en 1718 mais il ne le restera que très peu de temps car dès 1725, on trouve une version in-quarto imprimée.

Titre 1er Des justices et Juridictions, ministères et droits d'icelles

Guignard du Temple avais d’abord écrit dans le manuscrit : « J’ay transcrit le présent en 1718 », puis il a corrigé en « J’ay Ecrit le présent en 1718 », comme s’il voulait indiquer par là qu’il en était l’auteur, ce qui est peut-être en partie vrai s’il a rajouté des passages de son cru. Comme il est certainement à l’initiative de la reliure et que celle-ci porte une pièce de titre où il est encore indiqué Morandière et non Hévin ou Motay, il faut en déduire que le fond de l’ouvrage reste inspiré de ce célèbre avocat au Parlement.

Seul un passage par la Bibliothèque de Nantes, en prenant son temps pour comparer ligne à ligne les 3 manuscrits du fonds public avec le nôtre ainsi qu’avec l’édition de 1725, permettrait de trancher cette épineuse question : Qui a copié sur qui ?  Il serait aussi intéressant de savoir s’il y a autant de fautes d’orthographe dans les autres manuscrits car le nôtre est quasiment écrit en phonétique ce qui oblige le lecteur à lire à haute voix pour comprendre le sens des propos.

Ceci dit, cet ouvrage est un précieux témoignage du travail d’un avocat nantais qui a sans doute copié ce texte alors qu’il était encore stagiaire chez le procureur Dumoulin l’Aisné, puis l’a conservé pendant une grande partie de sa vie professionnelle. Il y est revenu régulièrement en mentionnant dans la marge les changements de jurisprudence et les commentaires de ses confrères. On y trouve notamment plusieurs références à Pierre Hévin et au célèbre conteur breton Noel du Fail, dont le recueil « Mémoires recueillis et extraicts des plus notables et solemnels Arrests du Parlement de Bretagne » (1579) parait avoir grandement marqué des générations d’avocats. Les commentaires en marge s'échelonnent de 1718 à 1724. Sans doute qu'après cette date, Maitre Guignard du Temple s'était procuré l'exemplaire imprimé de la Coutume de Bretagne. 

Référence à Noel du Fail

Les Mémoires des Notables Arrêts du Parlement de Bretagne par Noel Du Fail  

Bonne soirée,

Textor





 [1] https://ccfr.bnf.fr/portailccfr/servlet/ViewManager?menu=public_menu_view&record=eadcgm:EADC:D27010348&setCache=all_simple.PUBLIC_CATALOGUE_SIMPLE_MULTI&fromList=true&source=all_simple&action=public_search_federated&query=PUBLIC_CATALOGUE_SIMPLE