dimanche 23 août 2020

Une édition inconnue des Amours de Renaud de Montauban. (1522)

Il faut parfois savoir être patient en bibliophilie. Je viens de trouver les renseignements qui me manquaient sur un roman de chevalerie acheté voilà 12 ans. Il s’agit des Amours de Renaud de Montauban (Inamoramento de Rinaldo de Montealbano), poème épique en italien, imprimé à Venise par les frères Alessandro et Benedetto Bindoni en 1522. 


Rinaldo face à sa conscience.

L'édition des Bindoni dans son vélin d'époque

Je ne trouvais aucune référence sur cette édition dans les bibliothèques publiques consultées. Il faut dire que je ne connaissais ni l’auteur, ni le titre exact car cet exemplaire possède un défaut majeur, il lui manque la page de titre, ce pour quoi il avait été jeté par l’expert de la vente dans une manette avec d’autres ouvrages sans valeur et des catalogues sur les papillons. Sans page de titre, seul le colophon permet de se faire une idée de ce que ce titre pourrait bien être, bien que l’intitulé entre l’un et l’autre soit souvent différent. Heureusement, des libraires new-yorkais plus habiles que moi ont réussi à réunir quelques informations très précieuses qui ont débloqué la situation.

Cette épopée médiévale française du XIIIème siècle qui narre les aventures des quatre frères d’Aymon de Dordogne, de leur cousin l’enchanteur Maugis et du cheval magique Bayard qui a le pouvoir de s’étirer pour accueillir autant de cavaliers que voulu, a connu une vitalité exceptionnelle, suscitant de multiples adaptations étrangères, en Espagne avec Fierabras et surtout en Italie où les exploits de Rinaldo sont développés, à partir de la fin du XIVe siècle, en différentes versions, tant en vers qu'en prose[1]. "Les Italiens de la Renaissance aimaient les romans chevaleresques autant ou plus que tout autre peuple européen [...] Bientôt, les ménestrels italiens habillèrent Roland et Charlemagne en armure italienne. Puis, ils ont créé de nouveaux chevaliers et de nouvelles suites pour accompagner les héros de Roncevaux, et les ont tous envoyés sur une route d'aventures sans fin"[2]

Ce poème épique est plaisant à lire et d’une grande modernité. Pour résumer, Rinaldo (Renaud), fait chevalier par Charlemagne, s’embrouille avec le petit-fils de ce dernier, qu’il tue en duel, ce qui l’oblige à fuir pour échapper à la vengeance de l'empereur. Tenaillé par le remords et la hantise que sa révolte ne soit pas juste, il ne cesse de chercher le moyen de regagner la faveur royale, mais toutes ses tentatives pacifiques de conciliation se heurtent à la vindicte impériale. Charlemagne, loin de la légende de l’empereur affable, tient le mauvais rôle, abandonné par ses barons qui veulent invalider sa politique. Après divers épisodes de guerres et de réconciliations avec Charlemagne, Rinaldo poursuivit ses aventures en Terre Sainte, pour finir par mourir à Cologne. Rinaldo n'est pas seulement un chevalier, mais aussi un saint, et sa légende a plu au public des cours princières comme aux bourgeois lettrés. L'histoire de Renaud se retrouve également dans d’autres épopées du cycle des Barons Révoltés, dans le Morgante de Pulci, dans les poèmes de Bayard et de l’Arioste, dans le Ricciardetto de Forteguerri et dans le Rinaldo du Tasse.

 

De joutes en batailles, Rinaldo, le preux chevalier défend l'honneur chevaleresque.



Jusqu’à présent, je ne disposais que des informations lacunaires du Brunet que j’avais repris tel quel dans mon catalogue : « Poème chevaleresque découvert par feu le Comte de Boulourdin et sur lequel tous ses soins et ses recherches, continués pendant plusieurs années, n'ont pu lui procurer de renseignements satisfaisants. Son excellence conservait ce volume comme le plus précieux de sa collection.". Il ajoute que cet exemplaire contient une lettre de M. Panizzi précisant que, pour le fonds de l’histoire, ce poème est la même chose que celui qui a été imprimé à Milan en 1521 sous le nom d’auteur de Dino. Cet exemplaire est aujourd’hui à la British Library. Il est en 138 ff., sans page de titre et en 58 strophes. Toutes les pages contiennent 10 stances de 8 vers (Ottava Rima). Chaque chant est annoncé par une petite échancrure et une lettrine. Il est dépourvu de ponctuation et les points sur les i sont remplacés par un accent aigu. Autant de caractéristiques que l’on retrouve dans mon exemplaire à ceci près qu’il est composé de 75 chants et non 58.

Brunet poursuit en précisant que, selon le catalogue Boulourdin, le papier et la typographie portent à croire qu’il a été imprimé à Naples sur les presses de Riessinger et qu’il fut ensuite réimprimé plusieurs fois sous le titre In(n)amoramento di Rinaldo avec des changements et des augmentations plus ou moins considérables. Jacques-Charles Brunet cite différentes éditions mais pas celle de 1522. Ces sources semblent être le Melzi et Tosi[3]. Faute d’être fixé sur le nom de l’auteur, il traite de ce livre à l’entrée Rinaldo et ajoute que ce même poème est aussi attribué à Girolamo Forti de Teramo, mort en 1489, lequel parait l’avoir tiré d’un ancien roman en vers français dont l’auteur serait un certain Sigisbert, comme Girolamo Forti l’annonce lui-même à la cinquième stance du premier chant. De fait, je retrouve une allusion similaire à Sigimberto Gallico dans mon exemplaire, à la cinquième stance :

Io huo tradutto il libro netto e tondo

Come haver potrete fermo indicio

De Sigimberto gallico jocondo

Che gia lo scrisse in la lingua Francesca

E la mia penna in tallian lo rinfrescha

Les sources manuscrites sont incontestablement françaises et ont été minutieusement étudiées par François Suard[4]. Il existe deux manuscrits originels : le manuscrit Douce[5] qui donne la version la plus ancienne et le manuscrit La Vallière[6] sur lesquels se sont greffés de multiples variantes, comme ce bel exemplaire enluminé de la Bibliothèque de l’Arsenal (ms 5073).

 

Manuscrit Ms.5073, f.117v- Renaud de Montauban et Clarice lors d'un banquet puis dans la chambre nuptiale, Flandre 1470, commandé pour Philippe le Bon. (données BNF)

 

Suivront 7 éditions incunables à partir de 1485 dont celle de Jehan de Vingle illustrée de bois magnifiques qui vont inspirer les imprimeurs du 16ème siècle puisqu’on dénombre environ 23 éditions françaises à gravures.

 

Les quatre fils Aymon, Lyon, Jehan de Vingle, 1497. Aymon présente ses fils à Charlemagne. La même scène dans le Rinaldo de Bindoni, 1522. La gravure a perdu en finesse ce qu’elle a gagné en concision.

 

De l’autre côté des Alpes, la version italienne de l'histoire de Rinaldo a fait l’objet d’une première publication à Naples vers 1474, comme citée par Brunet, puis la fortune de l’œuvre fut tout aussi importante. Il semble aujourd’hui admis que l’auteur, ou du moins l’adaptateur, soit Girolamo Forti. C’est à cette entrée que l’on retrouve les éditions italiennes de la British Library et de Yale University Library. Une dizaine d’éditions apparaissent dans les premières décennies du XVIe siècle, généralement d'une extraordinaire rareté et connues pour la plupart à travers un seul exemplaire.

Les éditions italiennes peuvent être répertoriées comme suit en compulsant, outre le Brunet,  la British Library, Yale University, ainsi que l’étude détaillée d’Ana Grinberg [7] : 

1/ Rinaldo sans titre, s.d. (vers 1474) Naples, Riessinger in Fol de 139 ff. en 54 chants en deux colonnes - British Library (G.11352)

2/ El inamoramento de Rinaldo da Monte Albano, Venise, Manfredo di Montferrato, 1494, in-4 de 147pp. Coll. HG Quin - Trinity College, Dublin (Quin 53). Acheté par Henry George Quin en 1789 et lègué au Trinity College en 1805. (Hain 13915.324)

3/ Inamoramento de Rinaldo, 1501, Milan, Zohane Angelo Scizezeler, in-?, 34 pp., mutilé,  British Library (11426.f.73.)

4/ Turin, 1503

5/ Milan, 1510

6/ Venice, Melchiorre Sessa, 1515

7/ Inamoramento de Rinaldo de Monte Albano, 1517, Venise, Joanne, in-4 (180) ff. Un exemplaire conservé à Yale University, Collation : a-y8 z4. Z4, (incomplet de 2 feuillets) relié par Lortic, ancienne collection Masséna, (Beineke 1979 496). Un autre exemplaire en main privée, complet celui-là, en provenance des collections Charles Farfaix Murray, Giuseppe Martini, Leo Olschki (Rome, 15 April 1927), S.F. Brunschwig (Cat. Genève, 28-30 March 1955, no. 259), et Pierre Berès. Actuellement en vente à la librairie Govi Rare books LLC. NY, USA). Un 3ème exemplaire répertorié par Melzi et Tosi  et relié avec une édition Bindoni de Leandra de Pietro Durante (1517) avait été proposée par le libraire parisien Edwin Tross (1822-1875) dans son Catalogue n°. 19 pour la somme de 300 francs (n° 2532) mais il a disparu depuis lors.

8/ Tutte le opere Del inamoramento de Rinaldo da monte albano Poema elegantissimo nouamento Istoriato: Composto per Miser Dino Poeta, etc …Milan, Fratello da Valle ad Instantia de Nicolo da Gorgonzola, 1521. Il appartenait à la collection Gaignat. British Library (G.11037).

Nous arrivons ainsi à l’édition des frères Bindoni qui n’apparait jamais dans les bibliographies consultées et pas davantage dans les catalogues des bibliothèques publiques. Son titre complet, selon le colophon, est :

9/ Inamoramento de Rinaldo, nelquale se tratta l’aduenimento suo: et in che modo trouo Baiardo: et delle gran battaglie che lui fece  contra pagani ne lequale occise Manbrino et molti altri famosissimi pagani, Et come piu fiate combattere con re Carlo et con Orlando et con gli altri paladini p(er) gli tradimenti di Sano : Et ultimamente de la pace hauta con re Carlo : Et della sua morte. Venise, per Alessandro e fratelli de Bindoni, 2 Décembre 1522. Pet. In-8 de (191) ff ( mq A1 et A8). Bibliotheca Textoriana.

 

Colophon de l'édition de 1522.

Rinaldo rencontre Clarisse, le banquet des noces, la Mort de Rinaldo

Comme le mentionne la librairie Govi, l'édition qui précède la nôtre, celle de 1517, est basée sur le Rinaldo publié par le vénitien Melchiorre Sessa en 1515, dont sont également tirées la fine gravure sur bois imprimée sur la page de titre ainsi que la plupart des vignettes du texte. J’ai comparé cet exemplaire de 1517 (avec le peu de données disponibles sur le site de la librairie) avec mon exemplaire de 1522 pour savoir s’il pouvait y avoir une filiation.

Résultat, la source est bien la même, ce qui n’a rien d’étonnant puisque les trois imprimeurs étaient à Venise. Les vignettes sont très similaires en taille et en motif bien que celles qui apparaissent dans les 2 pages présentées par la librairie Govi présentent des scènes différentes. La mise en page est identique, au point que les vignettes coupent le texte entre les mêmes stances, comme nous pouvons en juger par comparaison des feuillets respectifs L7 et N2. La seule différence notable réside dans la typographie utilisée, l’impression de 1517 est en caractère romain, la nôtre en gothique. La première est plus soignée et au format in-quatro, la seconde correspond à une édition populaire au format in-octavo.




Comparaison des feuillets L7 et N2 des éditions vénitiennes de 1517 et 1522.

D’autres versions suivront celle de 1522, imprimées avec de moins en moins de soin. Les bibliographes notent que la mise en page est de plus en plus compacte, le papier médiocre, et qu’un nombre grandissant de coquilles peut être relevé. L’illustration elle-même est parfois peu logique et utilise des bois de réemploi. Aucune de ces réimpressions ne remontent au texte source :

-           Inamoramento de Rinaldo, A. Torti: Venise, 1533. In-4°.

-           Inamoramento de Rinaldo, Venise, 1537. In-8°.

-           Inamoramento de Rinaldo, Venise, Bartholomeo detto Imperatore, 1547. In-8°.

-           Inamoramento de Rinaldo, Venise, 1575. In-8°.

-           Inamoramento de Rinaldo, Venise, 1640. In-8°.

Il semble que la place de Venise se soit fait une spécialité de ce Rinaldo à la vitalité étonnante.

Mon exemplaire a appartenu à Paul Langeard (1893-1965)[8], un discret bibliothécaire et bibliophile qui habitait à Paris, Place Saint Sulpice et dont tout ou partie de sa bibliothèque fut dispersée à Vannes en 2013.

Paul Langeard était un ancien élève de l'Ecole des chartes. Sa surdité presque complète l'empêcha de postuler une charge officielle et il devint le bibliothécaire de la magnifique collection Marcel Jeanson. Le fond de cette bibliothèque était formé de l'ancienne collection d'Henri Gallice d'Epernay, que Marcel Jeanson avait achetée en bloc à la mort de celui-ci et qu'il augmentait et enrichissait constamment. Paul Langeard dressa le catalogue des livres et manuscrits de Marcel Jeanson. Il possédait de vastes connaissances dans le domaine de l'histoire, de la littérature médiévale et de la paléographie. Il réussit parfois à acquérir des choses fort curieuses, selon son biographe, comme par exemple un roman picaresque espagnol inconnu de 1706, dont il fit l'analyse dans la Revue hispanique[9]. Paul Langeard mettait souvent ses riches fonds de connaissances bibliographiques et paléographiques à la disposition des libraires.

Gageons que Paul Langeard avait dû passer aussi beaucoup de temps à rechercher d’autres exemplaires de son Innamoramento de Rinaldo de Montealbano.

Bonne Journée

Textor



[1] Sarah Baudelle-Michels, « La fortune de Renaut de Montauban », Cahiers de recherches médiévales [En ligne], 12 | 2005, mis en ligne le 30 décembre 2008, consulté le 28 juillet 2020. URL : http://journals.openedition.org/crm/2222 ; DOI : https://doi.org/10.4000/crm.2222

[2] P.Grendler, "Form and Function of Italian Renaissance Popular Books", p. 472

[3] G. Melzi & PA Tosi, Bibliografia dei romanzi di cavalleria in versi e in prosa italiani, Milan, 1865.

[4] « Le développement de la Geste de Montauban en France jusqu'à la fin du moyen âge », François Suard in Medieval Institute Publications, Western Michigan University, 1987.

[5] J. Thomas, « Renaut de Montauban, édition critique du manuscrit Douce », Genève, Droz, 1989.

[6] F. Castets, « La Chanson des Quatre fils Aymon », d’après le manuscrit La Vallière, Montpellier, Coulet, 1909

[7] Ana Grinberg, (Un)stable Identities : Impersonation, Conversion, and Relocation in Historia del emperador Carlo Magno y los doce pares, UC San Diego, 2013. https://escholarship.org/uc/item/92c4d4vk

[8] Nécrologie de Paul Langeard (1893-1965) dans la revue Romania, Année 1965 n° 342 pp.279-288.

[9] Revue hispanique, LXXX, 718-22.


lundi 17 août 2020

L’imprimeur Ludwig von Renchen (Actif à Cologne entre 1483 et 1505)

Un petit ouvrage in quarto du 15ème siècle me donne du fil à retordre. Son imprimeur serait Ludwig von Renchen, il avait installé ses presses à Cologne, une des premières villes d'Allemagne à voir l’imprimerie se développer après Mayence. Le premier imprimeur de la ville fut Ulrich Zell qui avait appris son art dans l’atelier de Gutenberg et qui emprunta ou bien copia les caractères de Schoeffer.  La vie et l’activité de Ludwig von Renchen sont restées assez confidentielles et les bibliographies se disputent encore aujourd’hui l’attribution de ses éditions. 

  

 Feuillet a2r - Prologue dans lequel Rampigollis s’adresse aux membres de son ordre des Augustins à Naples : Incipit: ‘[R]eligiosis atque honestis viris in Christo dilectis fratribus Neapolim conuentus ordinis fratrum heremitarum sancti Augustini, frater Anthonius Rampigollis . . .

Une page du livre

L’ouvrage en question est une compilation des meilleurs préceptes de la Bible, comme on les aimait tant au 15ème siècle, classés dans l’ordre alphabétique pour plus de facilité, en commençant par l’Apathie (Accidia) pour finir par le Bon Zèle (Zelus Bonus) dans une suite d‘une logique implacable. L’œuvre est attribuée à Rampigollis et porte comme titre (quand on a la chance de l’avoir car le mien est manquant) :  "Compendium Biblie quod et aureum alias Biblie Roportorium nuncupatur" mais vous le trouverez à la British Library et ailleurs avec le titre générique de toutes les autres impressions (car il fut souvent réimprimé ) à  l’entrée : "Aurea Biblia, sive Repertorium aureum Bibliorum" [1]. En fait seul le prologue serait d'Antonius d'Ampigolius, prédicateur génois surnommé Rampigollis (1360- 1423) ; Le texte, quant à lui, est donné au frère Bindo de Sienne (ou Bindus Senensis 13..- 1390) [2].

1. La vie et l’activité de Renchen.

Que sait-on de l’imprimeur ? Les premières références à Ludwig von Renchen se trouvent dans les notes manuscrites du chanoine de Cologne Konrad von Büllingen [3]. Dans ses "Annales typographici Coloniensis", il rapporte : "Né à Renchen, un village de Lotharingie, il fut en activité de 1485 à 1489, de sa presse sont sortis quelques livres d'église et un Passionel allemand, qui est rare, et s'il est complet, bien payé. Après l'année 1489, nous perdons sa trace et il est sans doute mort prématurément". Ce village de Lotharingie, c’est Kehl an der Rech. Autrement dit, il serait né dans la banlieue de Strasbourg, de l’autre côté du Rhin.

Quelques mentions dans les registres de la ville et les colophons de certaines de ses impressions nous apprennent tout le reste : Le premier livre où il se désigne est daté du 31 janvier 1483, c’est un missel romain, ce qui laisse penser qu’il a monté son atelier dans la seconde moitié de 1482. Le 4 octobre 1482, les chroniques de la ville de Cologne rapportent qu’un ouvrier de Von Renchen est arrêté et retenu prisonnier au château de Wildenburg. Nous apprenons à cette occasion que Ludwig von Renchen possédait déjà la citoyenneté de la ville de Cologne. Dans les colophons, il aime préciser cette qualité de bourgeois de la ville, comme dans l’exemplaire de la Légende dorée de Jacques de Voragine de 1485: "gedruckt durch mich Lodovvich van Renchen, burger tzo Coellen".

Colophon de la Légende dorée de Jacques de Voragine

On ne sait toujours pas comment Ludwig von Renchen a obtenu ses droits civiques. Son nom ne figure pas dans les listes des nouveaux citoyens, on ne le retrouve pas dans les listes de la guilde de Fischmenger, à laquelle les imprimeurs étaient affiliés à cette époque, et il ne compte pas parmi les étudiants de l’université. Il est possible qu’il ait acquis cette citoyenneté par son mariage mais rien ne dit qu’il ait épousé une femme de Cologne.

Nous sommes mieux renseignés sur les différentes adresses de son atelier. Dans les registres de l’évêché, il est consigné que Ludwig von Renchen et sa femme Sophia ont pris une maison à la Porte de Mars (Marspforte), l'Erbschaft Syvertzkapelle, le 27 septembre 1485 pour 10 florins rhénans en prêt héréditaire.

Après quelques années seulement, le 22 avril 1490, Ludwig von Renchen vend le bâtiment et installe l'atelier d'imprimerie dans la grande Neugasse, dans la maison à l’enseigne de la Roue (Haus zum Rad).  Cette adresse apparait au colophon de plusieurs impressions, comme le Cisioianus, un calendrier donné par l’ISTC comme "about 1485" mais nécessairement postérieur [4], où on lit : "yn der nuwer gassen",  ainsi que dans l’Aureum reminiscendi d’Hermann von dem Busche : "in nova platea in rota". 



L'exemplaire a été soigneusement rubriqué

Notre imprimeur ne se contentait pas de diriger son imprimerie, il semble qu’il ait eu aussi des fonctions de trésorier pour la ville ou un rôle municipal quelconque. En 1493, un droit d'accise a été perçu par lui pour l'importation de livres. Son nom est également cité dans une pétition de 1501, pour en appeler à Rome, auprès du pape Sixte V, à l’encontre de l’ordonnance qui autorisait l’université de Cologne à exercer sa censure sur les livres jugés hérétiques, ce qui fut sans doute le cas pour une de ses productions,  et peut-être même cette Biblia Aurea, car, chose curieuse, ce livre, bien que destiné aux prédicateurs, n’a pas plu à la censure ecclésiastique et il fut mis à l’index plus tard sous le pontificat de Clément VIII !

2. L’attribution de l’Aurea Bibliae à Ludwich von Renchen.

Comme pour la plupart des publications de Von Renchen, ce dernier n’a laissé ni nom ni date sur l’Aurae Bibliae mais cette impression lui est traditionnellement donnée par tous les bibliographes par comparaison avec les caractères typographiques d’autres ouvrages mieux documentés [5].

Le problème est qu’il existe 2 impressions distinctes, bien différentes, du texte sorti de ses presses qui sont aujourd’hui considérées par la British Library comme publiées à la même date, en 1487. C’est en se fondant sur un exemplaire conservé à Wurzburg qui a été rubriqué en 1489, qu’il est possible de dater approximativement l'impression de 1487. Or, l’exemplaire de Wurtzburg est répertorié sous la référence ISTC ir00018000. Donc, rien ne dit que l'autre édition, ISTC ir00018500, la mienne, ne pourrait pas être légèrement postérieure à 1489 [6]. D’ailleurs, les anciennes bibliographies donnaient les dates de 1473, 1487 ou 1490 [7].

Feuillet A1v de l’édition ISTC ir00018000 de Dusseldorf


Feuillet A1v de l’édition ISTC ir00018500 de l’exemplaire Textor


Notice d’un libraire collée sur l’exemplaire Textor

Les deux textes se distinguent nettement par un jeu de caractères provenant de fontes très différentes. Cette différence se voit au premier coup d’œil, notamment par le I de départ, plus tarabiscoté sur mon exemplaire, mais de manière générale par le style plus rond des lettres pour l’autre émission. La différence est si grande que Joachim Schüling doute de l’attribution de l’Aurea Bibliae ISTC ir00018500 à Renchen [8] ! Son explication est assez technique (surtout pour les profanes qui n’ont pas fait d’allemand depuis 40 ans) mais convaincante :

Personne ne semblait jusqu’alors contester les recherches faites sur les incunables par des experts aussi reconnus que Proctor ou Vouillème. Proctor a été le premier à attribuer un grand nombre d'impressions avec une police de caractère de type rotunda à l’atelier de Renchen, bien qu’il ait mis certaines réserves pour un groupe d’entre elles : "Ce groupe de livres est conjecturalement attribué à Ludwich von Renchen en raison de la présence de son type 2 dans l'un d'entre eux ; mais il ne s'agit pas nécessairement de productions de sa presse."

Page sur les bons anges. On remarque que le rubricateur a utilisé 2 couleurs  : le rouge et le jaune, la seconde s'est moins bien conservée.

Joachim Schüling reprend le travaille à zéro et démontre qu’on ne trouve pas un certain N bastarda "soufflé", qui, est en fait une caractéristique de l'écriture de la rotunda de Renchen : "Le caractère rotunda avec bastarda-N "soufflé" a été assimilé à tort au Type 9 de Renchen, mais il présente des caractéristiques complètement différentes de celles du caractère de Ludwig von Renchen". Je vous passe les détails techniques sur la forme d’un N beaucoup moins raide, d’un U plus étroit, du crochet inférieur de l'abréviation "con" à peine plié vers la droite et des ligatures pour be, pe et ve, etc … Or, la police de caractères rotunda avec bastarda-N et les autres caractéristiques différentes de la police 9 se retrouvent dans le Compendium bibliae de Rampigollis ir00018500.

Il en conclu que cette police ne peut pas être donnée à Renchen mais qu’elle peut être clairement identifiée à celle d’un ouvrage de la Bibliothèque de Munich où l’imprimeur a eu la bonne idée de laisser une mention manuscrite avec son nom. C’est un exemplaire du livre de Johannes Vivetus, Tractatus contra daemonum invocatores dans lequel il est dit à la fin du texte : "Impressum per me, Vdalricum Geyswincz de Haydelberg, anno dom(ini) 1489".

Ruhling rappelle qu’un de ses prédécesseurs, Karl Schottenloher, avait déjà demandé, lors de la publication de la mention manuscrite, que les activités de l'imprimeur de Cologne Ludwig von Renchen soient clairement distinguées de celles d'Ulrich Geyswinz.

Cette analyse, pourtant bien étayée, n’est pas encore complètement acceptée par la communauté des conservateurs puisque la Bibliothèque de Berlin indique en marge d’une analyse sur les types de Renchen : "Selon Schüling, certaines impressions précédemment attribuées à Renchen sont celles d'Ulrich Geyswinz de Heidelberg ; ce point doit faire l'objet d'une enquête plus approfondie" [9].

Un lecteur attentif a signalé d’une manicula insistante un passage important.

La bibliophilie est une maitresse exigeante et ingrate. J’ai passé plusieurs heures à rechercher des informations sur un imprimeur quasiment inconnu pour finir par découvrir que mon livre ne serait peut-être même pas imprimé par lui mais par un autre imprimeur encore moins connu, lequel s'est contenté de laisser son nom à la plume en guise de colophon, le comble pour un imprimeur. Je crois que je vais me consoler en me disant que je tiens là un livre rare d’un atelier qui a très peu produit puisqu’un groupe de 6 titres seulement peut lui être attribué.

Bonne journée

Textor



[1] Le titre ‘Aureum Reportorium Bibliae' est mentionné dans l’explicit, au folio y5v.

[2] Exemplaire rubriqué en rouge, avec une grande initiale R peinte en rouge et décorée d'un portrait à la plume (f.a2r°). GW : M36979. ISTC ir00018500

[3] La plupart des informations de cet article sont tirées de l’étude faite par Joachim Schüling in « Der Drucker Ludwig von Renchen und seine Offizin: Ein Beitrag zur Geschichte des Kölner Buchdrucks ». Harrassowitz Verlag, Wiesbaden 1992.

[4] D’ailleurs le Gesamtkatalog est plus précis : [Köln: Ludwig von Renchen, um 1485] [vielmehr 1491].

[5] C 5025; Voull(K) 1001; Pell Ms 9968 (9759); CIBN R-14; Polain(B) 3298 = 3299; Sajó-Soltész 2904; IBP 4670; IDL 3871; Finger 826; Bod-inc B-345E; Sheppard 953; Pr 434; GW M36979.

[6] Mon exemplaire est représenté dans les institutions publiques par un nombre de copies plus faible que l’autre émission (24 occurrences contre 42).

[8] Il ne fait pas référence à l’ISTC mais au Gesammtkatalog : GW M36979

[9] https://tw.staatsbibliothek-berlin.de/of0615

dimanche 2 août 2020

Lettrines (1491)

On croirait un titre de Julien Gracq. Sauf qu'ici, il sera vraiment question de lettrines, celle d'un incunable, juste pour le plaisir de partager l’élégance de la rubrication qui agrémente une impression strasbourgeoise de 1491 pour laquelle j’ai présenté dernièrement les gardes de la reliure. 

En comparaison d'autres livres à lettrines peintes de ma bibliothèque, cet exemplaire m'a toujours frappé par la variété des styles pour une même lettre. Plutot que de répéter mécaniquement la même forme, comme font d'ordinaire les enlumineurs, celui-ci a tracé ses lettres, tantôt rondes, tantôt anguleuses, parfois d'une main légère dont le mouvement s'achève en fines hastes marginales parfois, tout au contraire, en marquant les contours de gros traits terminés par un pompon ou un cœur floral. Certaines lettres sont même totalement extravagantes, comme ce I de Igitur tellement déstructuré qu’il n’en est plus lisible ou cet autre I qui n’a rien à envier à la période cubiste.  Cela fait plusieurs années que je cherche à savoir quelle main a bien pu tracer ces initiales originales, s'il s'agit bien d'une seule main. Reprenons l’enquête. En bibliophilie, les vaines recherches sont les plus belles.



L comme Livre (Libros)

Le terme d’enluminure, est issu du Latin "illuminare" qui signifie éclairer ou mettre en lumière. Cette mise en lumière repose sur l’association d’une peinture à base de pigments (souvent rouge, vert, jaune ou bleu), de feuilles d’or (ou d’argent) pour les lettrines des ouvrages de luxe, et d’un liant d’œuf ou de colle de poisson. Ici, point d’or, c’est le rouge qui a été choisi exclusivement. D’ailleurs, plutôt que de parler d’enluminure, terme générique qui vaut pour les lettrines comme pour les peintures à scènes, il serait plus juste de dire rubrication (du latin ruber, rouge).

Plusieurs piments pouvaient entrer dans la composition de la couleur rouge :

Le Minium: forme minérale naturelle de l'oxyde de plomb. Le Cinabre: forme minérale naturelle de sulfure de mercure, provenant des mines d’Espagne et de Toscane. Le Vermillon: variant chimiquement modifié du cinabre, obtenu en faisant chauffer du mercure avec du sulfure. La Cochenille:  produit à partir d’un insecte Dactylopius Coccus. Appelé aussi carmin. La Garance: C’est le nom d’une fleur (couleur issue de la racine) ou le Sangdragon: décrit dans les encyclopédies médiévales comme le mélange de sang de dragons et d’éléphants belliqueux mais qui provient plus simplement de la sève d’un arbuste, le Pterrocarpus draco.

Compte tenu de petits cristaux qu’on voit briller en surface, je pencherais pour le minium ou le cinabre. Tous deux produits toxiques. Donc, on regarde mais on ne lèche pas la page comme le moine du Nom de la Rose d’Umberto Eco.


Le Q de Quoniam

L’artisan n’a pas compté ses heures, le livre possède plusieurs centaines de lettrines. Il a laissé libre cours à son imagination. Il maitrisait bien son art et possédait un sens affirmé des volumes. Il avait dû copier maintes et maintes pages manuscrites, J’imagine qu’il pouvait déjà être avancé en âge, à tout le moins, ce n’était pas un débutant. Il avait appris son métier 20 ou 30 ans plus tôt, avant que cette satanée foire de Mayence vienne tout bouleverser. Nous assistons là aux derniers feux de l’art de la rubrication voué à disparaitre au tournant du siècle, remplacé par les lettrines typographiques.


A raison de 3 à 4 lettrines par page, l'ouvrage en contiendrait environ 2000

Comme nous savons que l’ouvrage a été conservé longtemps dans la bibliothèque de l’abbaye de Bronnbach, grâce aux ex-libris de sa page de titre, il serait possible que le travail ait été exécuté au sein même du monastère. Avant l’imprimerie, les livres étaient copiés dans les scriptoria des abbayes et les cisterciens de Bronnbach avaient sans doute dû garder des compétences en la matière. Je m’étais même demandé si ce frère Oswald Stockhard qui a laissé son nom sur l’ouvrage aurait pu être l’auteur, bien que les enlumineurs ne révélaient que très rarement leur nom. Mais la date mentionnée à la suite du nom permet d’écarter rapidement cette hypothèse : 1573, bien trop tardive pour être celle de notre homme.

En fait, l’idée qui veut que les livres aient été copiés dans un scriptorium d’abbaye est remise en cause aujourd’hui. En effet, dès le XIIIème siècle, les marchands de livres, les stationnaires, sont les intermédiaires entre les clients qui passaient commande et les artisans du livre. Il se créa de nombreux stationes, souvent rattachés aux Universités, qui réalisaient ces travaux de copie. Au XIVème siècle, il était déjà devenu exceptionnel pour un monastère de fabriquer ses propres livres ; Les moines les achetaient aux marchands comme les autres clients. A fortiori, lorsque l’imprimé remplaça le manuscrit, et sauf installation d’une presse au sein de l’abbaye comme, plus tard, à la Grande Chartreuse, il est très probable que l’ouvrage ait été acheté à ce libraire-marchand qui rétribuait l’enlumineur, lequel pouvait être hébergé au sein de son échoppe ou avoir son propre atelier en ville.



Comparaison entre différents styles pour une même lettre A,T et S.

Moines ou laïcs, il est communément admis que les enluminures étaient réalisées par des hommes. D’ailleurs, les images des copistes montrent toujours des hommes au travail. Et si celles-ci avait été réalisées par une femme ? C’est une hypothèse pas tout à fait farfelue puisque l’on sait depuis l’année dernière que des femmes enluminaient aussi les livres, grâce aux travaux de A. Radini du Max Planck Institute. Lors de fouilles archéologiques, dans le cimetière de l’abbaye de Dalheim, non loin de Mayence, en Allemagne (et à une centaine de kilomètre de l’abbaye de Bronnbach) fut découvert une sépulture contenant le squelette d’une femme. Surprise, la plaque dentaire dans sa mâchoire était incrustée de particules de couleur bleue. Après analyse, il s’avéra que cette couleur venait du lapis lazuli, pierre précieuse entrant dans la composition des enluminures les plus luxueuses. C’est en suçant son pinceau que le dépôt s’était fixé au fil du temps. Seule l’hypothèse que cette femme ait été peintre d’images était plausible parmi toute celles étudiées par les archéologues.[1] Ce cas n'est peut-être pas isolé. Celle-ci vivait dans une communauté monastique mais les enlumineurs en ville pouvaient tout aussi bien travailler en famille et avoir des femmes dans leurs équipes.

Si mon hypothèse que l'auteur serait une femme ne vous convainc pas, (bien que cette thèse soit renforcée par l’adage "Souvent femme varie dans l'execution d'une lettrine"), l’autre option serait que des mains différentes aient participé à la rubrication. Chacun avec son style. L’examen attentif de la formation des lettres et des petits coups de pinceau complémentaires ne le confirme pas. Mais c’est une question d’appréciation et vous pouvez avoir un avis différent. En revanche, il apparait que les grandes lettrines sont toujours exécutées d’une main très assurée alors que les petites lettres, pourtant plus facile à réaliser a priori, sont parfois maladroites. La main a trembloté ou la ligne a bavé. On dirait qu’elles ont été copiées. Pourrait-il y avoir eu au sein de l’atelier un maitre es-calligraphie et des apprentis malhabiles ?  

Le I de Igitur part en vrille.

Un I cubiste.

Je ne retrouverai sans doute jamais l’auteur des lettrines mais ce qui est émouvant dans un livre ancien, c’est le témoignage qu’il nous a laissé sur le travail des hommes du passé. L’un d’eux l’a noté au dos du titre. Il s’adresse à nous, lecteurs d’aujourd’hui, à travers la tombe, comme s’il avait su que ce livre allait passer les siècles et être admiré par d’autres générations : «fui, non sum, estis, non eritis, (nemo immortalis) » (Je fus, je ne suis plus, vous êtes, vous cesserez d'être ; personne n'est immortel.)[2]

 

Bonne Soirée

Textor



[1] Science Advances, 09 Jan 2019, Vol. 5, no. 1, eaau7126. https://advances.sciencemag.org/content/5/1/eaau7126

[2] Mention certainement postérieure à l’année 1623, puisque relevée sur un caveau napolitain et restituée par Cesare D'Engenio Caracciolo à cette date.




samedi 25 juillet 2020

Le graduel de l’abbaye cistercienne de Bronnbach (XIVème siècle)

L’invention de l’imprimerie a porté un coup fatal aux vieux manuscrits copiés laborieusement par les moines dans leur scriptorium. Cependant les relieurs ont fait œuvre de conservation, sans le savoir, en réutilisant des morceaux de manuscrits comme claies ou comme doublures. J’en ai plusieurs exemples dont l’un formant le cartonnage est constitué d’une bonne quinzaine de feuillets in-folio pour chaque plat, feuillets collés l’un à l’autre, ce qui doit représenter une partie non négligeable du manuscrit original.

Aujourd’hui ces fragments de textes font l’objet d’études savantes car ils permettent parfois de retrouver un écrit perdu de l’Antiquité. Certaines recherches poussées, comme l’analyse ADN du support, facilitent le regroupement des fragments et leur lecture. Tel est le cas pour les manuscrits de la Mer Morte, par exemple.

Tous ces morceaux épars ne sont pas des chefs d’œuvres disparus, le plus souvent il s’agit tout simplement d’antiphonaires, de livres liturgiques déclassés, de psautiers ruinés par les souris.

Les deux pages de manuscrit que je présente aujourd’hui font partie de ceux-là, mais elles possèdent une particularité : les psaumes sauvegardés appartenaient à un graduel, c’est-à-dire à un livre de chants liturgiques et ils contiennent une notation musicale ancienne : les neumes, ancêtres des notes de la gamme.  

Page de manuscrit contrecollée sur le plat supérieur du livre. 

Détail de la page du graduel 


Plat de la reliure en peau de porc estampé

Le neume est un signe graphique (du grec neuma, signe) que l'on plaçait au-dessus des syllabes à chanter. A l’origine la musique n’était pas notée, le moine ayant retenu par cœur la mélodie. Puis l’habitude fut prise d’indiquer les intonations par des signes. Les neumes décrivent ainsi des petites formules mélodiques appliquées à une syllabe, chaque type de neume correspondant à une figure mélodique et surtout rythmique particulière.

Les premières traces de cette pratique remontent à la charnière des VIIIe-IXe siècles, autant en occident que dans l'espace byzantin. Le creuset en serait la Renaissance carolingienne et correspondrait aux efforts d'unification de l'empire par Charlemagne.

La notation neumatique dérive des accents grammaticaux ; Les neumes n'étaient autres que les graphies pour l'écriture manuscrite.  L'accent grave se transforma en un simple trait puis en un point, le punctum, tandis que l’accent tonique créa la virgule (ou virga). L'accent circonflexe donna la forme du clivis. D’abord sans disposition spatiale, ces neumes furent composés entre eux et étagés pour former un ensemble de signes de bas (grave) en haut (aigu). Ainsi les 4 neumes de base donnèrent le scandicus (punctum + virga), le climacus (virga + punctum), le torculus (pes +  clivis), etc…

Cette graphie se perfectionna peu à peu et gagna en précision, d’abord sans ligne, puis avec une ligne à la pointe sèche ou de couleur pour repère, comme on le voit dans le Graduel de Sainte Cécile de Trastevere, conservé à la fondation Bodmer,[1] le scribe finit par écrire les neumes à des hauteurs différentes sur plusieurs lignes (de deux à quatre). En s'inscrivant sur cette portée, les neumes se déforment et évoluent progressivement d'une notation initialement cursive vers une notation gothique (qui donnera finalement la notation carrée classique).

Alors même que la mélodie du chant grégorien présente une remarquable uniformité, les neumes anciens se caractérisent par la diversité des notations utilisées. Chaque région développait sa propre graphie, notamment entre les Xe et XIIe siècles. Cependant, leurs formes peuvent être classées en deux groupes : point ou accent. Comme chaque scriptorium avait son style et ses usages particuliers, un spécialiste de cette écriture musicale est capable de retrouver l’abbaye qui a produit le manuscrit et la date de fabrication.

Bien que n’étant nullement compétent sur ce sujet compliqué, je pense qu’il doit être possible de déterminer l’origine et la date des deux pages manuscrites de mon livre.

L’ouvrage que recouvre la reliure est la seconde édition de l’œuvre de Saint Augustin imprimé par Martin Flach à Strasbourg en 1491. Il fut acquis par les moines de l’abbaye de Bronnbach, une ancienne abbaye de moines cisterciens fondée en 1151, dans la ville actuelle de Wertheim. C’est eux qui réalisèrent la reliure en peau de truie estampée. Ils ont laissé leur ex-libris sur la page de titre et les fers sont de facture toute germanique, ce qui ne laisse aucun doute sur la présence du livre dans les locaux de l’abbaye à la fin du XVème siècle.

 

L'Abbaye de Bronnbach aujourd'hui

 Un motif de la reliure   

 

Si la reliure a été réalisée au sein de l’abbaye, le moine-relieur s’est servi des matériaux qu’il avait sous la main et il a pu se dire que ce vieux graduel, copié par ses prédécesseurs des décennies plus tôt, ferait très bien l’affaire. Il n’était même pas nécessaire que le manuscrit fût dégradé car, à la fin du XVème siècle, la notation carrée sur des lignes avait fini par s’imposer jusqu’à substituer complètement la notation par neumes et elle entraina la mise aux archives ou la destruction des manuscrits anciens devenus démodés, si bien qu’on ne saura plus lire le chant grégorien par neumes jusqu’à sa redécouverte au milieu du XIXème siècle. 

En rapprochant ces signes des tableaux de classification des neumes, je leur trouve certaines similitudes avec ceux de l’abbaye de Saint-Gall, ce qui permettrait de les classer parmi ceux des pays germaniques car le style sangallien y sert souvent de référence. Par exemple, si on examine le premier chant (« Dum steteritis ante reges et praesides nolite praemeditari qualiter respondeatis dabitur enim vobis in illa hora quid loquamini ») on y voit successivement un clivis, un punctus, deux scandicus avec episème (punctus + virga), puis deux punctus, le dernier surmonté d’un C (pour celeriter). La notation sangallienne se distingue par sa précision. L’épisème, petit trait perpendiculaire, à l'extrémité supérieure du virga sert à accentuer la syllabe. Inversement, lorsqu'il faut une note isolée et moins importante, la virga s'accompagne d'une lettre significative (celeriter = accélération), à la place d'un épisème. .  . La valeur et la durée de note diminuent, par rapport à une autre note voisine, plus important dans le contexte.

Donc j’opterai pour un graduel d’origine bronnbachien. Mais j’accepte la contradiction. 

On voit que l’enlumineur a recouvert d’encre rouge le texte du copiste qui avait écrit invitate avec une encre brune. 


Saint Gall. Manuscrit 359 (vers 922 - 926).


La date d’exécution est une affaire plus complexe. La forme et le style des neumes permettraient-ils de dater plus précisément les pages du manuscrit ? C’est la question qui reste à trancher. J’ai quelques hésitations.

La construction de l'église abbatiale de Bronnbach commence en 1157 et le monastère atteint son apogée dans la seconde moitié du XIIIème siècle. Il comptait alors entre 30 et 40 moines, plus 60 à 120 convers. En conséquence la fourchette maximale se situe entre le XIIème et le XIVème siècle.  La forme des lettres gothiques du texte fait penser à une écriture germanique du XIVème siècle. En revanche, les neumes semblent plus archaïques si on considère que la notation carrée a débuté à partir du XIIIème siècle et qu’ici nous voyons une notation transitoire entre le pur cursif du XIIème siècle et la notation gothique.

Je choisirais donc, sans certitude, le XIVème siècle. Allez, disons 1363, date à laquelle l’abbé Berthold, est nommé à Bronnbach avec une dotation spéciale de deux mille florins, afin de réorganiser le monastère après une période difficile qui vit la ruine des bâtiments et la dispersion de son mobilier. Si on retient cette période, le graduel n’aurait eu qu’à peine 130 ans, ce qui est jeune pour utiliser ses pages en matériaux de réemploi, mais plausible si l’ évolution de la notation musicale l’avait rendu démodé.  

Page manuscrite contrecollée sur le plat inférieure. 

La beauté de l’internet est que qu’il est possible de taper les premiers mots d’un cantique et d’écouter les psalmodies des chants grégoriens comme devaient les chanter les moines de Bronnbach en ayant ces deux pages sous les yeux. Je vous invite donc à écouter le Respondium : Sanctum et verum lumen et admirabile ministrat lucem his qui permansuerunt in agone certaminis. (Corpus antiphonalium Officii, n° 7607) ou bien à vous rendre sur place car aujourd’hui, 700 ans plus tard, l’abbaye de Bronnbach, devenu centre culturel, propose encore des concerts de chants grégoriens lors de son programme d’Eté.

https://www.youtube.com/watch?v=CByojMaIEwo

Bonne journée,

Textor



[1] Cologny, Fondation Martin Bodmer, Cod. Bodmer 74 Parchemin · 128 ff. · 31.2 x 19.6 cm · Rome · 1071 Graduale · Troparium · Sequentiarium (en ligne)