Mise à jour le 04 Février 2025
En déambulant dans les galeries de la Bibliotheca Textoriana, il m’arrive de tomber, par je ne sais quel passage dérobé, sur la section où ont été rassemblés tous les livres portant une figure de dragon.
Le dragon est l’animal fantastique qui a suscité la plus grande
fascination à l’époque médiévale et les manuscrits sont ornés d’un bestiaire fantastique
dans lequel le dragon tient une bonne place. Il n’est pas toujours qualifié de
dragon qui vient du latin Draco, draconis, le serpent, il est aussi appelé
Python, Gryphon ou Vuivre.
Au moyen-âge, le dragon est partout dans les sagas et les
épopées. Les premiers possesseurs des livres de ma bibliothèque croyaient à
l’existence réelle des dragons et les apercevaient parfois dans les brumes des
forêts d’Armorique ou sortant des lacs d’Ecosse.
Sa signification symbolique est très complexe et variable
selon les lieux. Créature chtonienne, associée aux profondeurs de la terre,
il maîtrise le feu qu’il crache, l’air où il prend son vol, et les étendues
aquatiques qui lui servent de refuge. [1] Généralement considéré comme féroce, voire
diabolique. Il se confond alors avec la bête de l’Apocalypse dans la tradition
chrétienne. Il devient le symbole du mal absolu, le mal qu’il faut affronter.
C’est le rôle du
preux chevalier qui se donne pour mission de le combattre et qui délivre la
ville qu’il terrorisait. Le dragon et le chevalier figure alors la lutte entre
le bien et le mal, mais comme l’a remarqué le médiéviste Jacques le Goff, le
dragon est l’un des monstres porteurs de la charge symbolique la plus complexe
de l’histoire des cultures.
Le dragon n’a pas de forme bien définie, les artistes s’inspirent de la description de Pline et d’Isidore de Séville. Aux XVème et XVIème siècle, les codes graphiques se sont quelque peu standardisés. Le dragon se reconnait à son bec acéré crachant du feu, son corps de reptile dotées d’ailes semblables à celles des chauves-souris ou des ptérodactyles, ses griffes d’oiseau de proie et sa queue fourchue. Enfin, c’est un des rares animaux de la Création à porter simultanément une peau recouverte d’écailles, de poils et de plumes.
En y prêtant attention, les imprimeurs et les relieurs sont nombreux
à avoir choisi ce symbole pour leurs livres. Les dragons figurent dans les
lettrines, dans les marques typographiques et même dans les motifs estampés des
reliures.
A titre d’exemple, chez l’imprimeur parisien Denis Roce,
nous trouvons une série de lettrines dont chaque lettre est formée d’un dragon.
Il a utilisé ces lettres dans différents opuscules de Philippe Béroalde publiés
en 1501. Dans le Libellus De Optime Statu le dragon en forme de P
majuscule dévore une chèvre. Dans le Declamatio philosophi medici & oratoris
de excellentia disceptantium [2], deux dragons menaçants sont enlacés et paraissent
se combattre violemment, figurant un M.
Le matériel typographique de Denys Roce provient de
l’imprimeur André Bocard de Lyon selon André Perrousseaux [3]. La Bibliothèque
Virtuelle Humaniste de Tours a numérisé la serie entière de ces lettres aux
dragons.
Comme cet imprimeur-libraire semble très attaché à l’emblème
du dragon, nous le retrouvons dans sa marque typographique, où deux dragons
encadrent son blason.
D’autres imprimeurs s’en sont inspirés comme François Behem,
imprimeur de Mayence et Sébastien Gryphe. Sa marque parlante présente à la fin
de la plupart des livres diffusés par cet imprimeur lyonnais est sans doute la
plus connue des représentations du dragon.
Du côté des reliures, même profusion de dragons dans les
roulettes des encadrements à froid. Plusieurs encadrements de reliures
estampées de ma bibliothèque reprennent cette symbolique du dragon, que ce soit
dans une reliure parisienne protégeant une autre édition de Philippe Beroalde
(François Regnault, 1517) ou une reliure anglaise fabriquée en 1519, vraisemblablement à
Oxford, sur un Horace ayant appartenu au célèbre Thomas Percy.
Ce que je n’ai pas réussi à élucider ce sont les raisons de
cette profusion de représentations. En quoi le dragon symbole du mal pouvait-il
servir la cause du livre dans lequel il figurait ? Dryocolaptès va peut-être
pouvoir nous éclairer....
Bonne Journée,
Textor
__________________
[1] Corinne
Pierreville. Le dragon dans la littérature et les arts médiévaux. Le dragon
dans la littérature et les arts
médiévaux [Séminaire des médiévistes du CIHAM], Histoire, Archéologie,
Littératures des mondes chrétiens et musulmans médiévaux (CIHAM UMR 5648), Mar
2011, Lyon, France
[2] Denys Roce est connu surtout comme libraire mais il fait
mentionner dans le colophon des opuscules de Beroalde qu’il en est l’imprimeur.
[3] Yves Perrousseaux, Histoire de l’écriture typographique.
T.1 Fig. 271.